Leprat – Prélude 1 : Une vie s’achève, une autre commence.

Château d’Orgueil, dans le Quercy, mars 1596.

La France en 1610. Le point bleu représente l’emplacement du château d’Orgueil (cliquez pour voir en grand)

Situé dans le Quercy, sur une colline escarpée en plein cœur de la forêt de Maurouxois, le château d’Orgueil se déployait sur un haut piton rocheux, surplombant les eaux tumultueuses et bleues du Lot. Imposant et majestueux, il dominait également le petit village d’Orgueil qui lui était attaché. Des générations de seigneurs et comtes s’étaient succédé ici à la tête de la famille d’Orgueil. Au fil des ans, de petite forteresse médiévale, le château s’était agrandi. Il avait également été fortifié et embellit sous la volonté de ses occupants d’en faire le symbole familial. 

En cette année 1596, bien qu’il restait toujours son ossature de départ, le château n’avait presque plus rien de la petite forteresse médiévale d’origine. La muraille de protection avait en partie été rehaussée et des tours de garde s’étaient ajoutées sur le rempart. Le logis commun avait été agrandi complétant ainsi de quelques étages le bâtiment d’origine, carré et massif, trônant au centre de la place forte. 

Au fil des ans, les communs avaient également été réaménagés afin d’offrir plus de confort aux domestiques. Les écuries avaient vu leur taille doubler, au fur et à mesure que les seigneurs se succédaient. Le jardin, totalement remodelé au fil des années, offrait désormais une grande place aux simples. Celles-ci étant à la base de toute la médecine de l’époque. Afin de répondre aux besoins de tous les occupants du domaine, de nouveaux puits avaient été creusés en divers endroits, dont un à proximité immédiate du jardin. Et comme la place ne manquait pas derrière les épais remparts, une chapelle familiale s’était additionnée à l’ensemble quelques années auparavant.

Le sentier descendant jusqu’au village, qui au départ tenait plus de la piste de gibier qu’autre chose, s’avérait désormais parfaitement aménagé. Taillé dans le roc aux abords du château, il serpentait tranquillement à travers la forêt. Et finissait par rejoindre les eaux cristallines du Lot auprès desquelles le village s’était implanté. Tous les jours, domestiques et colporteurs l’empruntaient. Les uns pour aller quérir au village quelques produits manquant au domaine. Les autres pour soumettre au seigneur des lieux leurs derniers philtres et décoctions inventés. Ces derniers, en sortie du sentier, se voyaient alors accueilli par l’imposante entrée, elle aussi retravaillée et sculptée, qui formait maintenant une magnifique arche de pierres blanches piquetées d’un liseré de briquettes rouges. 

Enfin, régulièrement en restauration, la grande tour de guet, installée sur le contrefort du logis principal et surplombant toute la vallée et la forêt, permettait, depuis l’origine de la construction du domaine, de voir venir amis comme ennemis. Et de surveiller les alentours et le ciel. Bien que battue par les vents et les pluies, elle n’avait pas bougé depuis sa création.

Et battue par la pluie, la tour de guet – et le domaine – l’était cette nuit-là. 

L’orage grondait. Une pluie diluvienne tombait de gros nuages sombres empêchant quiconque de sortir. Les éclairs déchiraient le ciel dans d’aveuglants flashs lumineux alors que le tonnerre roulait en continu, résonnant entre les murs de la bâtisse. Entre deux coups de tonnerre, des gémissements plaintifs et des hurlements de douleurs perçaient dernière une lourde porte. D’un pas rapide une guérisseuse s’approcha de celle-ci, les bras chargés d’une bassine et de linges et pénétra dans la pièce. 

Isaac Leprat tournait en rond dans l’antichambre. Au passage de la femme, il s’arrêta et tenta de glisser un œil dans la pièce attenante. Mais la guérisseuse referma aussitôt l’huis, étouffant le gémissement de la jeune femme en travail. Jeune, la trentaine à peine, l’allure altière et la constitution fine et sèche d’un bretteur accompli, Isaac était le comte d’Orgueil. Et l’actuel maître du domaine. Mousquetaire de la Garde, il avait obtenu un congé de quelques semaines suite à une mission éprouvante – mais réussie. Cela lui avait permis de revenir en son domaine juste à temps pour l’accouchement de Louise, son épouse. 

Malgré ses traits tirés par la fatigue, le gentilhomme gardait une certaine prestance, propre à tout homme d’honneur et de devoir. Rien dans sa mise ou sa tenue ne laissait deviner qu’il s’était réveillé en sursaut aux cris de sa femme entrant en travail sept heures plus tôt. Il était habillé – chemise blanche, pourpoint gris et chausses grises – et botté avec soin, comme tous les jours. Seuls manquaient la rapière à son côté gauche. Et le feutre à plumes blanches que le comte ne portait que lorsqu’il sortait. Non vraiment, rien ne pouvait laisser croire qu’il patientait depuis des heures… Si ce n’était ses cheveux, blonds, mi-longs, comme tous les gentilshommes les portaient, qui s’avéraient légèrement emmêlés à force d’y passer régulièrement les mains. 

Reprenant ses allées et venues, Isaac passa une nouvelle fois ses mains dans ses cheveux, essayant de dissimuler son angoisse, et prit son mal en patience. Cela faisait des heures que son épouse avait commencé le travail. Alors certes il ne s’y connaissait guère en naissance, après tout l’enfant à venir était son premier, mais il en savait suffisamment pour savoir que cela prenait trop de temps… Beaucoup trop, de temps…

Dans la chambre seigneuriale, éclairée par un feu de cheminée qui peinait à réchauffer complètement la pièce, et illuminée par intermittence par les éclairs visibles à travers les vitres, Louise gisait sur le lit, à l’agonie. Ses longs cheveux bruns s’étalaient sur l’oreiller, tout autour de sa tête. L’auréole sombre qu’ils créaient faisait ainsi ressortir plus encore son visage rendu blême par les douloureuses contractions qu’elle subissait. Sa tenue de nuit, trempée par la sueur, laissait deviner sa silhouette, arrondie par sa grossesse. L’une de ses mains tirait sur le drap à presque l’en déchirer tandis que l’autre s’accrochait désespérément à l’imposante tête de lit en bois, comme pour trouver un ancrage dans la tempête qu’elle traversait.  

À chaque nouvelle contraction, elle peinait à retenir un hurlement de douleur entre deux respirations saccadées. Attentive aux ordres de la vieille guérisseuse, elle faisait pourtant tout son possible pour mettre au monde son enfant. Mais plus les heures passaient, plus elle sentait la vie qui s’échappait d’elle.

Sur le visage buriné et ridé de la vieille guérisseuse, éclairé par quelques chandelles qui diffusaient une chiche lumière, une grimace désabusée se dessina tandis que la comtesse se pliait soudain en deux sous la violente douleur qui lui déchirait les entrailles. La vieille femme avait mis suffisamment d’enfants au monde pour savoir que cet accouchement s’engageait mal. La mère souffrait depuis des heures sans que la délivrance n’arrive. Et l’enfant était encore loin d’être sorti. Il ne lui restait qu’une solution maintenant. Une méthode qu’elle n’avait vu être utilisée qu’une seule fois et qui n’avait que peu de chance de succès. Et qui, surtout, s’avérait proscrite car trop méconnue et par trop aléatoire encore dans sa réussite. Mais vu les circonstances actuelles, avant la fin de la nuit, la mère et l’enfant seraient morts si elle ne tentait rien très vite.

Se penchant sur la jeune comtesse, la vieille femme lui murmura quelques mots d’encouragement. Les regards des deux femmes se croisèrent. L’un interrogatif – avait-elle le droit de tenter une césarienne sur sa patiente ? – l’autre désespéré – elle était en train de perdre son enfant !

— Je veux qu’il vive ! souffla Louise avec toute la détermination dont elle était capable.

La guérisseuse fit un sourire rassurant à sa patiente. 

— Je ferai tout mon possible, promit-elle.

Néanmoins, elle savait parfaitement que de la mère ou de l’enfant, l’un des deux mourait cette nuit…

Un vagissement de nouveau-né éclata soudain entre deux coups de tonnerre. Avec un sourire de soulagement, le comte d’Orgueil réajusta un peu sa mise, qui au fil des heures avait fini par se froisser, et attendit patiemment que l’on vienne lui présenter l’enfant. Cela ne tarda guère. La guérisseuse passa les portes, tenant avec précaution un petit paquet de langes desquelles une minuscule tête couverte de quelques cheveux blond-châtains dépassaient. Doucement elle écarta un peu plus le linge pour que le comte puisse admirer son hériter. Le bébé était encore rougeaud et fripé. Il semblait minuscule dans les bras de la vieille femme, pourtant Isaac ressenti aussitôt une immense fierté. Il avait un fils !

— Antoine, souffla le gentilhomme.

Il se pencha sur l’enfançon qui gazouilla un peu. 

— Tu seras Antoine Leprat, reprit Isaac. Et si dieu le veut, tu seras le comte d’Orgueil après moi.

Adressant un sourire de remerciement sincère à la guérisseuse, il se redressa et s’approcha des portes, prêt à rejoindre son épouse. Mais la main de la vieille femme sur son bras l’arrêta. Surpris, il se tourna vers elle. Isaac sentit alors son cœur se briser lorsqu’il aperçut les larmes couler sur les joues ridées de la vieille tandis qu’elle peinait visiblement à trouver ses mots. Sans attendre davantage, le gentilhomme, doucement mais fermement, se dégagea de la prise de la femme. Puis il entra dans la pièce. 

Son regard se porta aussitôt sur l’immense lit conjugal où Louise reposait. Pâle à l’extrême, les yeux clos, les mains croisées sur le ventre, elle semblait dormir. Pourtant il ne lui fallut qu’un dixième de seconde pour comprendre ce que son cœur hurlait déjà. Son épouse avait donné sa vie pour que celle de leur enfant puisse débuter. 

Un froid glacial l’envahit soudain alors que doucement, il s’approchait du corps gisant de sa femme. S’installant au bord du lit, juste à côté d’elle, il passa une main tendre dans sa chevelure brune. Un geste qu’il l’avait fait des centaines de fois en privé. Rajustant une mèche brune qui tombait sur le visage d’albâtre de la jeune femme, il se pencha sur elle puis déposa un baiser léger sur son front déjà froid.   

Il avait un fils. Mais son épouse n’était plus.

Pin It on Pinterest