Leprat – Prélude 2 : L’appel du Destin.

Château d’Orgueil, dans le Quercy, février 1602.

La France en 1610. Le point bleu représente l’emplacement du Château d’Orgueil (cliquez pour voir en grand)

L’enfant dégringola les escaliers du logis principal d’un pas rapide. À l’étage il pouvait entendre sa nourrice l’appeler d’une voix de plus en plus pressante et colérique. Il n’en avait cure. Il avait profité d’une minute d’inattention de cette dernière pour quitter la nurserie, ce n’était aucunement pour y retourner de suite ! Avec un peu plus de précautions, maintenant qu’il était sûr que la femme ne se trouvait point sur ses traces, Antoine acheva de descendre les marches. Puis il passa la porte du salon.

Les portraits de ses ancêtres l’accueillirent avec des regards figés tandis qu’il s’avançait à pas de loup dans la pièce. Il savait qu’il n’avait pas l’autorisation d’être ici, l’endroit était réservé à l’usage exclusif du comte, son père. Néanmoins la curiosité de l’enfant de 5 ans n’avait aucune limite. Avec prudence, il s’avança dans le salon qui servait également de petite bibliothèque. Les étagères étaient remplies d’ouvrages de toutes sortes dont les dos colorés attiraient son regard. Déambulant d’un pas tranquille dans la pièce, il observa les quelques livres à portée de son regard. Il était encore trop jeune pour savoir bien lire, aussi ses yeux passaient sur les titres des recueils sans s’y attarder davantage.

Cependant, s’il avait pu déchiffrer les mots sur les tranches des manuscrits, l’enfant aurait sans doute constaté l’étonnante diversité des sujets traités. Il y avait de tout dans cette petite, mais néanmoins bien pourvue, collection. Ainsi sur les étagères, les traités d’escrimes de Charles Besnard et Sainct Didier côtoyaient les chroniques de guerres de De Guise et Montmorency, dans un système de rangement que personne, hormis le propriétaire de ladite bibliothèque, aurait été capable de démêler. Mais plus curieux encore, il y avait çà et là quelques syllabaires et grimoires de magie draconique. Néanmoins, Antoine était encore trop jeune pour comprendre l’intérêt et la richesse d’un tel cabinet de lecture.

Se calant dans un confortable fauteuil qui trônait dans un coin, il laissa son regard errer dans la pièce. Tout était calme et silencieux. Seul le craquement des bûches brûlant dans l’âtre, juste à côté de son siège, venait troubler la reposante sérénité des lieux. Sur l’écritoire en face de lui, une pile impressionnante de feuillets et papiers divers étaient à deux doigts de chuter. Un encrier et une plume étaient rangés juste à côté, prêt à l’usage. Tout comme le bâtonnet de cire à cacheter et le sceau qui l’accompagnait.

Un éclat métallique dans l’autre coin de la pièce attira alors son regard. Descendant du fauteuil, il se dirigea vers ce qui l’avait intrigué : la rapière du comte. Tendant la main, il approcha doucement ses doigts de la garde en panier, hésitant à les poser dessus. L’enfant resta figé dans ce qui lui parut de longues et interminables secondes, la main tendue vers l’arme. Il n’avait point le droit d’y toucher, il le savait parfaitement. Mais la garde finement ouvragée l’attirait irrésistiblement.

C’est qu’il en avait passé des heures, dissimulé dans un coin de la petite cour, à espionner son père s’entraîner avec le maître d’armes. Le fracas des lames glissant l’une sur l’autre, la beauté des gestes, la fluidité des mouvements, tout l’attirait irrémédiablement. Il lui tardait donc de commencer à son tour son entraînement. Plus d’une fois, il avait failli sortir de son antre pour courir féliciter son père après une passe d’arme particulièrement efficace. Mais chaque fois il s’était retenu. Non point par peur des armes des deux hommes, mais simplement parce qu’il savait qu’il n’avait nullement le droit d’être là. Il savait donc que le comte le lui en ferait immanquablement reproche. Or, Antoine adorait son père, même s’il le voyait rarement, son devoir de mousquetaire l’accaparant sans cesse loin du domaine familial. Isaac cependant, le rendait bien peu à l’enfant.

Un jour, alors que l’enfançon s’était précipité au-devant du comte qui revenait d’une longue absence, celui-ci avait à peine pris le temps de le saluer avant de s’enfermer dans ses appartements. Dépité et aux bords des larmes, Antoine était allé trouver sa nourrice et le plus sérieusement du monde pour un enfant de quatre ans qui voit son père se désintéresser de lui, avait affirmé à cette dernière qu’il donnerait volontiers sa vie afin que celle de sa mère ne se soit point achevée si précocement.

Loin de le châtier pour avoir eu de telles paroles, sa nourrice l’avait bercé longuement. Puis elle avait pris le temps de lui expliquer que son père l’aimait énormément. Mais que son rang de comte et ses devoirs de gentilhomme l’empêchait de trop montrer ses sentiments. Il se devait donc d’accepter le peu que le comte lui donnait sans essayer d’en obtenir plus. De ce jour, l’enfant avait cessé de chercher à tout prix la considération et les gestes d’attention de son père. Mais il s’était efforcé de tout faire pour le rendre fier de lui.

Sortant de ses pensées, Antoine posa de nouveau son regard sur la rapière du comte et sur sa main à quelques centimètres du pommeau. Finalement, la curiosité de la voir de plus près finit par l’emporter. Après tout, un jour elle sera sienne, alors… Doucement, avec mille précautions, car malgré son jeune âge il n’ignorait pas que l’arme était dangereuse, Antoine posa sa main gauche sur le pommeau et la glissa jusqu’à la poignée pour la saisir tandis que de sa main droite il attrapait le fourreau. Soulevant l’ensemble, il entreprit alors de sortir la lame.

L’opération était délicate, d’autant qu’il manquait d’allonge pour y parvenir. Après quelques vaines tentatives, l’enfant changea de tactique. Posant avec soin la rapière, encore dans son fourreau, au sol, il cala ce dernier contre le pied d’un fauteuil et tira sur le pommeau. Dans un glissement fluide, l’arme sortit alors entièrement de son écrin. Déséquilibré, Antoine bascula sur les fesses, la main gauche fermement serrée sur la poignée de la rapière.

Doucement, il se redressa, le bras gauche tendu devant lui, la lame dans le prolongement de celui-ci. Il fit jouer son bras quelques secondes, afin de s’habituer au poids de l’arme. À sa grande surprise, elle était plus légère que ce à quoi il s’était attendu. Prenant confiance, il fit un pas, bras tendu en avant puis un second avant de frapper d’estoc. Le geste, bien que porté maladroitement, lui fut pourtant aisé à réaliser. Avec plus de confiance encore, il se recula, se remit en garde et recommença. Cette fois-ci, le geste fut plus sûr et la position plus équilibrée.

Un fin sourire émergea sur les lèvres de l’enfant. Il s’installa alors au centre de la pièce, là où il avait le plus d’espace, puis il entreprit d’imiter les gestes de son père, qu’il avait vu faire des centaines de fois.

Un lent ballet commença alors sous l’œil toujours sévère des portraits. Antoine se fendit, puis revint en garde. Comme animé d’une volonté propre, ses bras et son corps bougèrent seuls. Parades de prime, seconde et sixte se succédèrent rapidement. Puis quarte, tierce et septime suivirent aussitôt. Les gestes étaient parfois maladroits et l’équilibre un peu précaire. D’autant qu’il avait toujours vu son père combattre en droitier. Or, lui, était gaucher. Il lui fallait donc adapter un peu ses mouvements. Mais l’enfant y mettait tout son cœur, recommençant encore et encore jusqu’à être sûr que sa posture et son geste étaient les bons. Prenant encore plus de confiance, il se fendit à nouveau. Testa une volte, continua sur une estocade avant de frapper de taille et parer prime. Puis il revint en position de départ.

Laissant son bras reposer le long de son corps, il prit le temps de reprendre son souffle. La rapière commençait à se faire lourde au bout de son poignet et il était légèrement en sueur. Mais un sourire éclatant illuminait son visage. Fermant les yeux, il se projeta, plus vieux, réalisant les mêmes gestes lors d’un combat, comme son père le faisait sans doute régulièrement chez les mousquetaires. Avec un sourire encore plus grand il s’imagina un instant, vêtu de la casaque bleue, rapière au côté, prêt à en découdre.

C’est à ce moment-là, échevelé et débraillé, la poignée de la rapière familiale fermement serrée dans sa main, qu’Antoine, du haut de ses 5 ans, réalisa que son vœu le plus cher était d’être mousquetaire. Non point pour imiter son père. Mais parce qu’il sentait, au plus profond de son cœur, qu’il était fait pour cette vie de combat, d’honneur et de gloire !

— Antoine Leprat d’Orgueil, tonna brusquement une voix dans le dos de l’enfant.

Dans un sursaut, il se retourna et baissa aussitôt la tête. Il savait reconnaître un combat perdu d’avance et vu le ton colérique et la position de sa nourrice, bien campée sur ses jambes face à lui, les mains sur les hanches, il savait qu’il était bon pour une punition. Avec tout autant de ménagement qu’il avait sorti la lame, il entreprit de remettre celle-ci dans son fourreau. Puis, toujours dans dire mot, reposa la rapière à sa place initiale. Durant tout ce temps, sa nourrice l’observa faire, l’œil noir et la mine coléreuse.

Lorsqu’Antoine eut achevé de ranger l’arme de son père, elle tendit un bras impétueux en direction de la lourde porte. Tête basse, l’enfant la contourna et quitta la pièce. Mais avant de sortir, il se tourna une dernière fois vers la rapière de son père. Qu’importe que sa nourrice le gronde pour cette escapade et qu’il soit puni ! Pendant un instant il s’était vu, tel qu’il serait dans quelques années, rapière au poing, prêt à combattre pour le roi.

Suivant l’enfant, la nourrice referma la porte du salon sans un regard en arrière. Elle ne put donc voir le comte d’Orgueil sortir d’un petit renfoncement sombre de la bibliothèque.

Silencieux, immobile et invisible, il avait tout vu.

En effet, il se trouvait là, occupé à compulser des documents, lorsque son fils était entré. S’il avait d’abord songé à le chasser, il s’était retenu, curieux de voir ce que ferait l’enfant qui se croyait vraisemblablement seul dans la pièce. Un lent sourire s’était dessiné sur le visage d’ordinaire sévère d’Isaac lorsqu’il avait vu Antoine s’approcher de la rapière et la sortir de son fourreau. Le sourire s’était ensuite changé en expression émue de fierté en le voyant réaliser ses mouvements avec détermination et application.

Il était resté ainsi, dissimulé et silencieux, jusqu’à l’arrivée de la nourrice qui avait mis fin à l’exercice impromptu. Une fois la porte fermée et la pièce redevenue aussi calme que d’ordinaire, il sortit alors de l’alcôve. Rangeant le livre qu’il consultait, et auquel il n’avait finalement prêté que peu d’attention, Isaac se réinstalla à son bureau, songeur. Peut-être était-il désormais temps d’initier Antoine au maniement des armes. Après tout, il était son héritier. En tant que futur comte d’Orgueil, il se devait donc, comme tout parfait gentilhomme, de savoir combattre.

Au demeurant, une petite voix lui disait que son fils ferait, une fois l’âge venu, un excellent chevalier.

Antoine Leprat, chevalier d’Orgueil.

Cela sonnait plutôt bien…

Inconscient d’avoir été épié et ignorant tout des considérations actuelles du comte, Antoine remonta les escaliers, sans plus penser à son éventuelle punition.

Le regard froncé, perdu dans ses réflexions, il était en train de réfléchir intensément à ce qu’il allait faire maintenant. Et surtout à la manière de présenter sa requête. Car il était bel et bien décidé, dès le lendemain, à aller demander à son père l’autorisation de se former auprès de leur maître d’armes.

Après tout, cela ne faisait plus aucun doute : son destin était d’être mousquetaire du roi !

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