Leprat – Prélude 6 : Le poids des regrets.

Château d’Aubremont, au cœur de l’Anjou, octobre 1630.

La France en 1610. Le point rose représente le Château d’Aubremont. (Cliquez pour voir en grand.)

En cette matinée d’octobre, Antoine Leprat admirait les reflets chatoyants que le soleil faisait naître sur les arbres alentour de la campagne de l’Anjou. L’automne était arrivé et avec lui, la végétation s’était parée de ses plus belles couleurs rouges et or. Sur la route depuis deux jours, le mousquetaire prenait son temps. Il avait reçu, des mains du capitaine de Tréville, un congé d’une semaine suite à une mission. Après réflexions, il avait décidé de le mettre à profit pour enfin rendre une visite qu’il n’avait que trop repoussée. Profitant du pas tranquille de sa monture, il plongea la main dans son pourpoint pour en sortir une missive froissée qu’il relut attentivement.

La lettre du marquis (cliquez pour voir en grand)

Leprat dissimula un soupir. Il avait reçu cette lettre trois mois plus tôt et l’avait jusque-là consciencieusement ignorée. Il n’était pas prêt ! Pas prêt pour rencontrer le marquis. Pas prêt pour lui parler de son fils. Et surtout pas prêt pour remuer des souvenirs qui, même s’ils avaient déjà deux ans, restaient douloureux et vivaces. Mais le vieux marquis avait le droit de savoir quelle avait été la vie de son fils. D’autant que Leprat savait que Bretteville n’avait plus donné de nouvelles après avoir quitté le domaine familial des années plus tôt. Aussi, après avoir longuement hésité, il avait fini par annoncer au marquis qu’il profiterait de son congé pour venir lui rendre visite.

Au détour de la route, Leprat tomba sur un petit groupe de paysans allant prendre leur travail aux champs. Ralentissant encore le pas, il se pencha sur l’encolure de sa monture avant de les interpeller.

— Le bonjour messieurs. L’un de vous aurait-il l’amabilité de m’indiquer la route pour rejoindre la demeure du marquis d’Aubremont ?

L’un des hommes s’arrêta, laissant les autres prendre un peu d’avance après avoir salué le mousquetaire.

— C’pas bien compliqué, chevalier. Vous voyez la rivière au loin là

D’un geste, l’homme désigna le sud où Leprat put apercevoir, grâce au reflet du soleil, ladite rivière scintiller. Il acquiesça d’un signe de tête.

— C’est le Loir, reprit l’homme. Une fois arrivé au pied d’son cours, vous l’descendez sur quelques lieues et juste après le village de Briolay vous verrez l’château. Vous pouvez pas le louper y’en a pas d’autres dans les environs.

L’homme se recula d’un pas et salua le mousquetaire d’un signe de tête

— Avec un cheval comme le vôtre, vous y s’rez en fin d’matinée pour sûr !

Leprat remercia l’homme d’un signe de tête puis remit sa monture au petit trot dans la direction indiquée.

Comme l’avait annoncé l’homme, en fin de matinée, Leprat aperçut sa destination, au détour d’un coteau. Le château se trouvait en contrebas du chemin, sis entre le Loir et la Sarthe. Dans son dos, le mousquetaire pouvait encore distinguer les toits du village de Briolay qu’il avait traversé une demi-heure plus tôt. Au-delà du château, champs et marais s’étendaient à perte de vue dans un paisible paysage morcelé de bosquets et de bois.

Mettant pied à terre, Leprat remit de l’ordre dans sa tenue, chassant la poussière de son pourpoint et de ses chausses, rajustant son baudrier, nettoyant rapidement ses bottes. Une fois sûr d’être suffisamment présentable, il remonta en selle pour achever son trajet.

Dix minutes plus tard, il passait le pont enjambant les douves et pénétrait dans la cour intérieure de la propriété. Puis il s’engagea au pas sur l’allée menant au château. Une minute de plus et il arrivait juste devant la grande porte au moment où celle-ci s’ouvrait pour laisser passer celui qui devait sans doute être l’intendant. Leprat descendit de son cheval tandis qu’un jeune page approchait pour en prendre la bride. Abandonnant sa monture aux bons soins du garçon, il se tourna vers l’homme d’une quarantaine d’années qui, raide et droit, attendait sur le perron.

— Vous devez être le chevalier d’Orgueil, présuma celui-ci. Je suis Jacques, l’intendant du domaine. Monsieur le marquis a reçu votre missive et vous attend. Si vous voulez bien…

L’homme fit signe à Leprat de le suivre et pénétra dans la demeure. Ils traversèrent le vestibule puis, délaissant la grande salle s’ouvrant sur la droite, Jacques entraîna le mousquetaire dans un petit salon. La lumière filtrait à travers de hautes fenêtres, éclairant une petite bibliothèque privée, un bureau de bois sombre et deux fauteuils en face de celui-ci. Un guéridon, sur lequel reposait une carafe de vin et deux verres, était posé dans un coin de la pièce. À leur entrée, l’homme installé au bureau, penché sur une pile de documents, releva la tête et sourit au mousquetaire. D’un signe de tête, il congédia l’intendant. Puis il attendit que ce dernier ait refermé la porte pour prendre la parole.

— Bienvenue chevalier. Je dois reconnaître que j’avais grande hâte de vous rencontrer.

Leprat ôta son feutre à plumes et salua le marquis d’une révérence courtoise.

— Je vous remercie, Monsieur le marquis. C’est un honneur de faire votre connaissance.

Se redressant, Leprat en profita pour faire le tour de la pièce du regard avant de s’arrêter sur son interlocuteur. N’ayant pu être présent lors de l’enterrement de Bretteville, il n’avait encore jamais eu l’occasion de rencontrer le marquis. 

Âgé de près d’une soixantaine d’années, ce dernier portait encore beau. C’était un gentilhomme aux cheveux gris, à l’air digne de patriarche, au geste mesuré et sûr de lui et au regard vif et pétillant. Chevalier de l’ordre de Saint-Michel on disait que le roi l’honorait de sa confiance. Au demeurant, homme d’honneur et de devoir, il portait l’un des noms les plus respectables et les plus respectés de France en sus du titre et de la fortune associée. Lorsque Leprat avait rencontré le chevalier de Bretteville, des années plus tôt, celui-ci avait gardé cet état de fait dissimulé. Pour ses amis, il n’était alors qu’un jeune chevalier rebelle, fâché avec sa famille et qui avait rejoint les mousquetaires puis les Lames par aventure. 

— Avez-vous fait bon voyage depuis Paris ? s’enquit d’Aubremont.

Il acheva de ranger quelques papiers puis fit signe à Leprat de s’installer dans un des fauteuils en face de son bureau. 

— Fort bon ma foi, je vous en remercie, assura le mousquetaire en s’asseyant. 

— Les routes, à mon grand regret, ne sont pas toujours très sûres dans la région, ajouta le marquis. Mais à la réflexion, j’imagine qu’avec votre talent vous n’auriez eues aucunes difficultés à vous débarrasser de quelques malandrins.

Avec un sourire entendu, il se pencha légèrement en avant, vers Leprat, puis baissa un peu la voix, comme pour lui confier un secret.

— J’ai entendu parler de vous au Louvre, chevalier. Savez-vous que, là-bas, l’on vous tient pour l’un des meilleurs épéistes du royaume ? Le capitaine de Tréville s’était d’ailleurs dit fort marri de votre départ des Mousquetaires de la Garde. Je gage néanmoins que votre retour, bien que forcé, l’ait soulagé.

Le mousquetaire acquiesça au compliment d’un courtois signe de tête. 

— Il est vrai que le capitaine de Tréville m’a assuré avoir grand plaisir à mon retour. Il a d’ailleurs été bien aimable d’accepter de me réintroduire dans sa compagnie il y de cela deux ans.

Avec un petit sourire, le marquis désigna ensuite la rapière blanche que Leprat portait à sa droite et enchaîna.

— On y murmure aussi beaucoup à propos d’elle et de ses mystérieuses origines. Sans que nul ne sache cependant démêler le vrai du faux…

Leprat sourit courtoisement une fois de plus mais se garda bien de satisfaire à la curiosité du marquis. Ce dernier se redressa alors et, bon joueur, alla au guéridon remplir deux verres de vin. En tendant un au mousquetaire, il changea alors complètement de sujet.

— Comment trouvez-vous l’Anjou, chevalier ? S’agit-il de votre première visite en cette région ?

— En vérité, je n’avais encore point eu l’occasion d’y venir, admit Leprat en dégustant son verre. Mais je trouve la campagne angevine magnifique.

— De fait, reconnut le marquis, vous venez à la bonne période. D’ailleurs, Jean se plaisait à dire de l’automne qu’il s’agissait de sa saison favorite en raison des couleurs qu’elle faisait naître sur nos terres.

Un silence gêné s’installa entre les deux hommes. L’évocation de Bretteville avait brusquement rappelé, à l’un comme à l’autre, l’objectif de cette rencontre. Ils échangèrent un regard incertain. Finalement, le marquis reprit, d’un ton toujours enjoué quoiqu’un peu forcé.

— Il est peut-être un peu tôt pour en venir aux raisons de votre visite. Si cela vous convient, je vous invite à profiter de l’hospitalité de ma demeure et de mes terres pour le reste de la journée. S’il vous faut quoique ce soit, n’hésitez pas à solliciter Jacques, lequel doit être en cet instant occupé aux préparatifs de votre chambre. Et ce soir, devant une bonne bouteille, nous parlerons.

— Je suis à votre disposition Monsieur le marquis, assura Leprat en se redressant. Pourrais-je néanmoins quémander une faveur ?

— Je crois savoir de quoi il s’agit, anticipa le marquis. Si vous voulez bien me suivre.

Sur une invite du marquis, ils quittèrent le petit bureau. D’Aubremont guida alors Leprat vers le hall principal, et emprunta une porte dérobée pour sortir de la demeure. Traversant une petite cour cachée, il s’arrêta ensuite devant un escalier extérieur dont les marches s’enfonçaient dans le sol. Une arche finement ouvragée retenait la voûte. Sur celle-ci, Leprat reconnut les armoiries et la devise des Aubremont, gravées dans la pierre grise.

— Voici la crypte de ma famille, indiqua d’Aubremont. Prenez le temps qu’il vous faudra.

Sur ces mots, il tourna alors les talons, laissant le mousquetaire seul dans la cour. Sans hésiter, Leprat descendit les quelques marches, ralentissant le pas au fur et à mesure que l’obscurité se faisait afin de laisser ses yeux s’habituer à la faible luminosité ambiante. Pénétrant dans le caveau familial des Aubremont, il fit ensuite quelques pas jusqu’à trouver l’autel qu’il cherchait. Une petite bougie éclairait une plaque de marbre blanc, gravée des armoiries familiales et de quelques mots. 

Une foule de souvenirs traversa la mémoire du mousquetaire. Les Lames réunies dans la grande salle à l’hôtel de l’Épervier. Leur mission à la Rochelle. La trahison, brutale, de Louveciennes. L’échec du siège de la ville. La fuite de l’Alchimiste des Ombres. La mort héroïque de Bretteville. Les larmes, discrètes et dignes d’Agnès devant le corps sans vie du chevalier. Leur retour, lugubre et silencieux jusqu’à Paris. Le regard, hanté à jamais par l’ombre de la trahison, du capitaine La Fargue. Sa propre culpabilité à n’avoir pu, une fois de plus, sauver un de ses amis. Et l’annonce de la dissolution des Lames, qui, pour des raisons politiques, avaient été désavouées et rendues responsables de l’échec du siège de la Rochelle.

Deux ans plus tôt chacun était donc retourné, tête basse et le cœur en miettes à ses occupations d’antan. Il avait pour sa part repris la casaque avec la bienveillante bénédiction de Tréville et s’était depuis illustré de nouveau au service du roi. Mais des autres, il n’avait point de nouvelles. Qu’était devenu le capitaine ? Avait-il pu se remettre de la trahison de son meilleur ami ? Et Saint-Lucq ? Le sang-mêlé s’était dissous dans les ombres, disparaissant totalement de la circulation. Marciac ? Leprat savait le Gascon régulièrement sur Paris, auprès de la belle Gabrielle, mais leurs chemins ne s’étaient guère croisés depuis. Agnès ? Retournée en ses terres normandes, avec le fidèle Ballardieu. Almadès ? Partis lui aussi, sans un mot. Quant à Louveciennes, Leprat se refusait désormais à penser à lui et à ce qu’il avait pu devenir… 

Et Bretteville ?

Du jeune homme qui aurait dû avoir une longue carrière chez les mousquetaires il ne restait désormais qu’une plaque de marbre blanc gravée de quelques mots. Ainsi que les souvenirs des quelques privilégiés l’ayant connu pour témoigner de sa bravoure et son courage.

Leprat tira son épée du fourreau et la planta devant lui. Main gauche sur le pommeau d’ivoire, le chapeau dans l’autre placée contre son cœur, il mit un genou en terre et ferma les yeux. Pendant de longues minutes, le chevalier resta ainsi, recueilli et silencieux, rendant un dernier hommage à l’un de ses plus vieux amis. Dans le caveau, seul le léger crépitement des mèches de bougies venait troubler le calme de la scène. Puis le mousquetaire ouvrit les yeux, se redressa et rengaina sa rapière. Le chapeau toujours à la main, il laissa distraitement ses doigts glisser sur la pierre froide, songeant à une autre tombe creusée des années plus tôt dans une forêt de Lorraine.

— Nous étions trois, murmura-t-il. Nous avions fait serment de toujours couvrir les arrières des autres.

Une pointe de culpabilité lui enserra la poitrine.

— Je vous ai fait défaut à tous deux. Puissiez-vous me le pardonner, car je ne peux moi-même m’y résoudre.

Lorsque Leprat quitta finalement la crypte, il fut ébloui par le soleil de l’après-midi. Il lui fallut donc quelques secondes pour que ses yeux s’habituent à la luminosité. Bien décidé à profiter du soleil et de la douceur clémente de cette journée d’automne, il décida de visiter les jardins attenants à la cour. Alors qu’il se laissait porter par ses déambulations, l’esprit ailleurs, une voix le tira soudainement de ses pensées.

— Seriez-vous l’invité de mon époux ?

Leprat se retourna pour voir, installée sur un banc juste derrière lui, une femme. Âgée d’une cinquantaine d’années, peut-être un peu plus, elle avait de longs cheveux ondulés dont les mèches grises laissaient encore deviner leur blondeur d’autrefois. Son visage, rond et pâle, était à peine marqué de quelques rides au coin des yeux et des lèvres, trahissant sa nature souriante et aimable. Mais ce qui attira le regard du mousquetaire furent ses yeux. 

Des yeux d’un vert intense qu’il reconnut immédiatement. 

Bretteville avait eu les mêmes !

— En effet, il s’agit bien de moi. Antoine Leprat, chevalier d’Orgueil. Pour vous servir Madame, salua le mousquetaire dans une profonde révérence.

Un doux sourire naquit sur le visage de la marquise.

— Je suis bien aise de vous rencontrer, chevalier.

Se redressant, elle ferma le livre qu’elle lisait jusqu’alors et le déposa sur le banc. Elle lissa ensuite sa lourde jupe brodée avant de tendre une délicate main blanche vers Leprat.

— Accepteriez-vous de faire quelques pas avec moi ? reprit-elle. Je vous ferais ainsi visiter nos jardins.

Leprat hésita une seconde. Il était un guerrier, plus habitué aux champs de bataille qu’aux discussions mondaines. Et bien plus à son aise au milieu des premiers que dans les secondes. Mais il était aussi un gentilhomme et ne pouvait, de ce fait, se dérober à une telle demande.

— Ce serait un honneur, Madame.

Un peu emprunté, Leprat tendit le bras et la marquise y passa le sien, affectant de n’avoir rien vu. D’un pas tranquille, ils flânèrent dans les allées du jardin. La maîtresse des lieux entretenait la conversation d’un ton badin, présentant ici et là les diverses espèces plantées, relatant l’histoire du jardin puis de la demeure. Leprat écoutait surtout, acquiesçait de temps en temps et faisait de son mieux pour masquer son léger inconfort devant une situation pour le moins inhabituelle pour lui. 

Néanmoins, au fil de la discussion, et sous les adroites sollicitations de la marquise, il se détendit finalement et répondit volontiers à quelques questions anodines sur sa personne. Arrivant à un patio, où une fontaine emplissait l’air de son glougloutement régulier, le mousquetaire remarqua une petite table de jardin et quelques chaises. D’une légère pression sur le bras, la marquise l’entraîna vers ces dernières et fit tinter une clochette posée sur la table. Aussitôt une servante apparut, portant un plateau sur lequel étaient posés un verre d’orangeade et une assiette de mignardises. Notant la présence de Leprat aux côtés de sa maîtresse, la domestique hésita.

— Lucie, apportez un verre pour le chevalier, voulez-vous ? demanda la marquise.

Elle se tourna vers Leprat tandis que la servante s’en retournait chercher ce qui avait été demandé.

— Vous partagerez bien une collation avec moi, chevalier ?

De nouveau Leprat hésita mais le sourire maternel et sincère de son accompagnatrice eut raison de ses dernières réticences. Cédant de bonne grâce il conduisit celle-ci jusqu’à une chaise, qu’il tira pour elle, puis s’installa sur celle d’à côté. Lucie revint sur ces entrefaites et déposa un second verre d’orangeade sur la table avant de disparaître de nouveau.

— Alors, reprit la maîtresse des lieux, nous avons parlé des jardins, du château, du domaine mais si peu de vous. Mon époux m’a dit que vous étiez aux mousquetaires ?

— Si fait Madame, acquiesça Leprat. Depuis presque 15 ans.

— 15 ans, souffla la marquise. 

Perdue dans ses pensées, elle attrapa une tartelette qu’elle dégusta lentement. Respectant son silence, Leprat attendit qu’elle reprenne la conversation. Lorsqu’elle releva finalement la tête vers lui, il nota que son regard brillait légèrement. Il su alors, sans aucun doute possible, quelle serait la prochaine question.

— Vous avez donc dû y croiser feu mon fils aîné, le chevalier de Bretteville ?

Leprat hésita. Il n’était toujours pas totalement prêt pour parler de Bretteville aux parents de ce dernier mais après tout, il était là pour ça. Le sujet arrivait juste un peu plus tôt que prévu. En outre, son passage par la crypte et son recueillement sur la tombe de son ami lui avait permis de s’y préparer plus sereinement qu’au moment de son arrivée au château.

— En vérité Madame, votre fils fut l’un de mes plus proches amis, avoua finalement le mousquetaire. Je suis d’ailleurs ici à la demande de votre époux qui, l’ayant appris récemment, a souhaité me rencontrer pour que je lui parle de lui.

— Oui, bien sûr, c’est évident maintenant, réalisa la marquise à mi-voix. 

Elle reprit ensuite, à l’attention de Leprat.

— Voyez-vous, mon époux ne m’a rien dit des raisons de votre venue. Il sait quelles douleurs j’éprouve à chaque évocation de Jean et sans doute a-t-il tenu à m’épargner un nouveau chagrin.

— Si vous le souhaitez Madame, je peux me retirer, proposa Leprat en se levant.

La marquise l’arrêta d’une légère pression sur le poignet.

— Non au contraire, chevalier. D’ailleurs j’aurais une requête.

— Certainement, répondit-il en se rasseyant. Si c’est en mon pouvoir.

— Ça l’est, affirma-t-elle. Ce soir vous parlerez à mon mari du vaillant guerrier qu’était, je n’en doute point, mon fils. Mais cet après-midi, pourriez-vous simplement dire à une mère, qui n’a pas eu de nouvelles durant de longues années, si son enfant était heureux ?

Leprat posa doucement sa seconde main sur celle de la marquise, restée sur son poignet.

— Il l’était Madame, de ça je puis vous l’assurer.

Voyant l’attente dans les yeux verts en face de lui, il reprit.

— Il était à mes côtés, le jour où il a su, où nous avons su, corrigea Leprat, que nous étions retenus aux Mousquetaires. La joie sur son visage était identique à la mienne. En cet instant, rien n’aurait pu lui faire plus plaisir, je n’en doute point. Les années ont passées et je l’ai vu s’épanouir au sein de la compagnie et au service du roi. Je me souviens, peu après que nous ayons rejoint les Lames, qu’il m’avait confié son sentiment d’être encore plus utile au sein de ce groupe et d’avoir trouvé là sa vraie place. Il était donc heureux. Et comblé.

— Savez-vous, la marquise hésita de nouveau avant de reprendre. Savez-vous s’il y avait quelqu’un à qui il tenait particulièrement.

Leprat songea à cette soirée où, sous le sceau du secret, Bretteville lui avait confié ses tendres penchants pour Agnès de Vaudreuil. Persuadé que la jeune baronne ne partageait pas ses sentiments, le chevalier avait cependant gardé le silence et n’avait finalement jamais eu l’occasion d’avouer quoi que ce soit à la principale intéressée. Néanmoins, devant les larmes émues d’Agnès après la mort de Bretteville, Leprat n’avait pu s’empêcher de se demander si cette inclinaison n’avait pas été réciproque. Il ne s’était malgré tout pas permis de poser la question à la jeune femme, qu’il n’avait, du reste, pas revenue depuis la dissolution des Lames.

La marquise attendant toujours sa réponse, Leprat pesa rapidement le pour et le contre avant de se décider à n’en rien dire. Il avait promis le secret à Bretteville après tout.

— Nous tenions tous à lui. Tout autant qu’il tenait à nous cela ne fait aucun doute, répondit-il finalement.

Si la marquise remarqua la pirouette, elle n’en fit nulle remarque.

— Sa perte nous a tous terriblement affectés, conclut Leprat.

Memento mori, souffla la marquise comme pour elle-même.

— Aurais-je dit quelque chose d’amusant, s’étonna-t-elle alors en voyant fleurir sur les lèvres du mousquetaire un sourire amusé et nostalgique.

— Pardonnez-moi Madame, je ne voulais point vous offenser, s’excusa Leprat. Jean avait aussi l’habitude d’utiliser des locutions latines de temps à autre. Nous nous étions toujours demandé d’où cela lui venait. Il me semble que j’ai désormais la réponse.

Un  sourire nostalgique apparut sur les lèvres de la maîtresse de maison tandis qu’elle se perdait de nouveau dans ses souvenirs. Le silence s’installa et s’étira jusqu’au moment où Lucie revint dans le patio. Elle portait sur le bras un châle qu’elle tendit à sa maîtresse. Surpris, ils réalisèrent alors que le soleil était descendu sur l’horizon et qu’il se faisait tard.

— Lucie, conduisez Monsieur le Chevalier à sa chambre voulez-vous, ordonna la marquise. Vous viendrez ensuite me retrouverez à la mienne pour m’aider à me préparer pour le souper.

Elle se leva, imitée par Leprat qui s’inclina courtoisement. Alors qu’elle quittait le patio, sur un dernier sourire à son attention, elle s’arrêta et se retourna de nouveau vers lui.

— Je vous remercie, chevalier. Grâce à vous, je sais désormais que mon fils est mort heureux et pour une cause lui tenant à cœur. C’est plus que je ne pouvais l’espérer.

Lorsque Leprat, guidé par Jacques, entra dans la grande salle où le couvert avait été dressé, il y retrouva le marquis et la marquise l’attendant en discutant. Il avait profité des deux heures précédant le repas pour se refaire une toilette et avait pour l’occasion sorti son pourpoint le plus neuf. Rasé de frais et le chapeau à la main, il salua ses hôtes d’un signe de tête. Tenant le bras de la marquise, qui elle aussi s’était changée pour une toilette plus somptueuse que celle qu’elle portait au jardin, d’Aubremont vint vers le mousquetaire.

— Je crois que vous vous êtes déjà rencontrés cet après-midi mais laissez-moi vous présenter mon épouse, Solange Reynault, marquise d’Aubremont, annonça le marquis.

Celle-ci tendit sa main à baiser au mousquetaire qui s’exécuta avant de se tourner vers son hôte.

— En effet, Madame la marquise m’a fait l’honneur de me faire visiter vos jardins, indiqua Leprat. Ils sont magnifiques je dois dire.

— Tout le crédit lui en revient, répondit le marquis. Mon épouse s’est prise de passion pour l’aménagement du jardin et y consacre tout son temps libre.

Discutant de tout et de rien, ils passèrent tous trois à table et le souper commença. Malgré la solennité des lieux et du souper, l’ambiance resta détendue. Le marquis et la marquise posèrent de nombreuses questions au mousquetaire à propos de sa vie au sein de la compagnie ainsi que sur sa famille. Leprat y répondit de bonne grâce, prenant garde cependant à ne jamais évoquer le nom de Jean de Bretteville. Comme le marquis en faisait  de même, le mousquetaire en déduisit que son épouse ne lui avait pas rapporté leur conversation de l’après-midi. Sans doute par pudeur. Peut-être pour ne pas froisser son époux. Certainement pour ne pas entacher le repas d’une ombre, qui planait pourtant sur eux.

Malgré tout, Leprat, comme d’Aubremont avaient conscience que l’instant approchait de plus en plus. Le mousquetaire réalisa alors qu’avoir parlé de Jean avec la mère de ce dernier avait sans nul doute facilité la discussion à venir. Il lui avait finalement été aisé de parler de son fils à Solange, celle-ci ne souhaitant que savoir si celui-ci avait été heureux. Il ne faisait néanmoins aucun doute que la discussion avec le marquis serait bien différente. Et Leprat craignait que ce dernier, à juste titre au demeurant, ne lui fasse reproche de la mort de son fils.

L’arrivée du dessert, tira Leprat de ses réflexions.

— Un pâté aux prunes, indiqua Solange en se tournant vers Leprat. Claudia, notre cuisinière, en est la spécialiste.

— Une spécialité angevine dont vous nous direz des nouvelles chevalier, reprit le marquis. D’autant que je crois savoir qu’il s’agit là des dernières prunes de notre verger.

— Il aurait en effet été dommage de venir jusqu’ici et manquer une telle douceur, reconnut Leprat après avoir goûté la tarte.

Le dessert s’éternisa quelque peu, jusqu’à ce que la marquise ne se lève. Aussitôt les deux hommes se levèrent à leur tour.

— Messieurs, je me retire, annonça-t-elle. Je vous souhaite à tous deux une bonne soirée.

— Si nous passions au salon, proposa alors le marquis tandis que sa femme disparaissant dans les étages.

Depuis près d’une heure, retirés dans le salon, Leprat et le marquis parlaient. Ou, plus exactement, Leprat parlait. Et le marquis écoutait. Si le mousquetaire avait d’abord pensé que d’Aubremont l’interrogerait sur la mission qui avait coûté la vie à Bretteville, ce dernier avait très vite mis de côté celle-ci, arguant que le capitaine La Fargue lui avait déjà relaté en détails les événements.

— De surcroît, je tiens à vous assurer que je ne juge aucun de vous responsable de ce qui est arrivé, avait-il ajouté. Jean savait à quoi il s’engageait en rejoignant les Lames du Cardinal. Il a trouvé la mort en accomplissant son devoir, comme cela aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre vous.

Cette mise au point effectuée, qui avait eu pour effet de soulager quelque peu la conscience de Leprat, le marquis avait alors demandé au mousquetaire de lui faire le récit de quelques faits d’armes de son fils. Leprat avait donc relaté ici une anecdote d’entraînement de leurs premières années aux mousquetaires, là une mission auprès du roi dont Bretteville avait assuré le succès. Il avait ensuite enchaîné sur la rencontre avec La Fargue et leur décision à tous deux de rejoindre les Lames, avant de conclure sur une opération secrète où Bretteville lui avait sauvé la vie.

— Il était un excellent compagnon pour nous tous, continua Leprat. Toujours fidèle, toujours présent. Nous savions pouvoir compter sur lui en toutes circonstances. Par ailleurs, il était un bretteur accompli dont le talent nous a sortis de maintes situations périlleuses. J’ai été très honoré de le compter parmi mes amis proches.

— Je ne doute point qu’il ait été honoré de votre amitié également, affirma le marquis en séchant son verre de vin d’Anjou.

Le silence s’installa dans le petit salon, seulement interrompu par les craquements des bûches dans le feu. Leprat s’abima dans la contemplation des flammes, songeant aux aléas de la vie qui, par deux fois, avaient épargné la sienne pour condamner en retour deux de ses amis.

— Ne vous mettez pas martel en tête, chevalier, repris le marquis comme s’il avait lu dans les pensées de son interlocuteur.

Leprat releva la tête vers le marquis, intrigué. Celui-ci l’observait avec un sourire paternel.

— Jean était un jeune homme aventureux et rebelle qui rêvait de gloire, il ne l’a jamais caché. Il aurait souhaité mourir au milieu d’un combat héroïque pour le service de la France.

Le marquis se pencha vers le mousquetaire pour remplir de nouveau son verre de vin.

— Quoiqu’en dise le Cardinal, je sais que c’est exactement ce qu’il s’est passé, conclut-il en levant son verre en direction du mousquetaire.

Avec un fin sourire, celui-ci l’imita et les deux hommes trinquèrent.

— Vous avez un congé d’une semaine, ce me semble, demanda le marquis après un silence de quelques minutes.

— Si fait, répondit Leprat.

— Alors votre départ n’est point pressé. Nous feriez-vous l’honneur de rester jusqu’à la nuit prochaine ? Nous aurons ainsi l’occasion de croiser le fer et je vous ferai visiter le domaine.

— Ma foi, si ma présence ne vous gêne pas et que Madame la marquise n’y voit pas d’objections, je resterais avec plaisir.

— Je lui poserais la question demain matin, assura le marquis. Mais les visites sont rares ici et je pense qu’elle n’y verra aucun inconvénient au contraire.

Lorsque Leprat quitta le château des Aubremont, le surlendemain de son arrivée, il se sentait étrangement apaisé. Bien sûr, toute sa culpabilité ne s’était pas envolée. Il avait d’ailleurs conscience qu’elle ne disparaîtrait jamais totalement. Mais avoir parlé avec les parents de Bretteville lui avait permis d’évacuer certains regrets. C’est donc le cœur plus léger qu’à son arrivée en Anjou qu’il reprit la route du retour, prêt pour la nouvelle mission que le capitaine de Tréville ne manquerait pas de lui confier à son arrivée à Paris.

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