Leprat – Prélude 5 : Mousquetaire du Roi ou Lame du Cardinal ?

Taverne de la Croix Bleue, rue Saint Jacques, Paris,  janvier 1624.

Carte de Paris en 1633. Le point rose représente la taverne de la Croix Bleue. (cliquez pour voir en grand)

Comme presque tous les soirs, la Taverne de la Croix Bleue résonnait des cris de joie et des rires des Mousquetaires de la Garde attablés à l’intérieur. Depuis quelques années, elle était devenue le repère des hommes de Tréville, lesquels venaient ici dépenser quelques écus de leur solde et profiter de leur temps libre. Le tavernier, Maître Farin, ne s’en plaignait pas outre mesure. La présence quasi quotidienne des mousquetaires le soir chez lui avait ainsi tendance à éloigner les voleurs et autres malandrins qui sévissaient habituellement dans les auberges comme la sienne. Mais personne dans Paris n’était assez fou pour tenter de voler un mousquetaire. Alors toute une compagnie…

Ce soir-là, près d’une dizaine d’entre eux étaient présents dans l’établissement. Un groupe enchaînait les parties de dés et les paris, l’argent changeant de mains régulièrement. Deux autres étaient attablés dans le fond de l’auberge, discutant tranquillement devant un bol de ragoût. Un autre petit groupe était réuni autour d’un des leurs racontant à grand renfort de gestes et de rires sa dernière rencontre avec quelques gardes du Cardinal.

Lorsque la porte s’ouvrit en grinçant légèrement, tous les regards se tournèrent vers le nouveau venu. C’était un gentilhomme de quarante-cinq, cinquante ans. Il était assez grand et semblait encore vigoureux malgré son âge. Son visage sévère et creusé par les années était couvert d’une barbe rase soigneusement taillée qui tirait sur le gris. Le même gris que ses cheveux soigneusement coiffé sous son chapeau à plume. Il portait des bottes hautes, abîmés, sans doute par le temps passé à fouler la poussière de Paris, un pourpoint noir à crevées rouge et des chausses ardoises.

Son regard balaya la foule calmement et sous la sévérité de ses yeux, certains baissèrent les leurs. Constatant que le nouveau venu, malgré sa rapière au côté, ne semblait pas être une menace, chacun reprit ses occupations, ignorant finalement l’étranger. Celui-ci acheva de faire le tour de la taverne des yeux puis s’avança vers le comptoir pour commander un pichet de vin.

Il se dirigea ensuite d’un pas décidé vers la table où se trouvaient deux mousquetaires en plein repas et déposa son pichet sur celle-ci avant d’approcher une chaise et de s’y installer. Intrigués, les deux hommes cessèrent leur discussion pour le dévisager en silence. Ils devaient avoir la trentaine, peut-être même moins. Élancés et fins, on devinait à leur port martial leurs origines de gentilhomme et à leur posture, des hommes habitués au champ de bataille et au maniement des armes. Leurs rapières étaient posées sur la table, juste à côté d’eux mais pas un ne fit un geste vers l’une d’elle, prouvant que si l’étranger les intriguait, il n’était pas assez menaçant pour les inquiéter. Les trois hommes se dévisagèrent en silence encore quelques instants puis les yeux du gentilhomme se posèrent sur l’une des rapières dont seule dépassait du fourreau une intrigante garde d’ivoire.

— Vous-êtes le chevalier d’Orgueil n’est-ce pas ? demanda l’homme d’une voix calme et profonde en se tournant vers le mousquetaire à sa droite à qui appartenait l’étrange rapière.

—  C’est moi, répondit le chevalier.

— Vous devez donc être le chevalier de Bretteville ? enchaîna le gentilhomme en se tournant vers le second mousquetaire, à sa gauche.

— Si fait, acquiesça le second en lissant sa moustache blonde.

— Bien. Je me nomme Etienne-Louis La Fargue, et je suis ici à la demande de Son Éminence, le Cardinal de Richelieu.

Les deux mousquetaires se tendirent légèrement à la mention du Cardinal. Il était notoire que Mousquetaires de la Garde et Gardes du Cardinal avaient pour habitude de se chercher querelles à la moindre occasion. Pourtant, l’homme ne ressemblait pas à un garde du Cardinal en mal d’exploit. Et les deux mousquetaires n’avaient pas croisé le fer avec un garde depuis suffisamment de lunes pour savoir qu’il ne s’agissait pas de ce genre d’affaires. Leprat et Bretteville échangèrent un regard puis le second s’empara du pichet de vin apporté par La Fargue, entreprit de remplir leurs deux verres et celui que le gentilhomme avait apporté avec lui et se cala sur sa chaise.

— Nous vous écoutons, annonça Bretteville.

— Avant toute chose, sachez que quoi qu’il soit dit ce soir et quelle que soit la réponse à la question que je vous poserais ensuite, vous êtes tenu au plus grand secret. Il s’agit là d’une affaire d’État du plus haut degré dont le secret ne peut en aucun cas s’ébruiter. Il est encore temps de renoncer si vous ne voulez pas en savoir plus.

— Nous vous écoutons, insista Leprat.

— Bien. 

Le Capitaine La Fargue

La Fargue attrapa son verre de vin et en bu lentement une gorgée observant les deux hommes.

— Le Cardinal est un homme public. Tous ses faits et gestes sont soigneusement épiés et rapportés à nos ennemis, l’Espagne en tête, n’en doutons point. Si fait, il ne peut guère user efficacement et discrètement des hommes comme ceux de sa Garde, celle-ci n’est que par trop voyante. Aussi, le Cardinal a décidé de monter dans le plus grand secret, une petite troupe de combattants. Ils n’auront aucun lien avec lui et seul le Capitaine, c’est-à-dire moi, aura des contacts avec Son Éminence et ce afin de préserver au mieux le secret sur ce groupe. Nous sommes déjà trois et recherchons encore une huitaine d’hommes de confiance. 

La Fargue marqua une pause, dévisageant les deux mousquetaires.

— Vos exploits à tous deux ont fait le tour de Paris et sont ainsi parvenus jusqu’à nous. Nous recherchons activement des hommes de votre trempe : fines lames, loyaux, comprenant les nécessités du service et les sacrifices qu’il demande. Des hommes prêts à mourir dans l’ombre pour le service de la France.

— Nous sommes déjà au service de la France, objecta Leprat en désignant du menton sa casaque bleue posée sur le dossier de la chaise à ses côtés.

— Je sais. Et vous pouvez continuer à la servir fidèlement comme vous le faites actuellement au sein de la compagnie de Monsieur de Tréville. Vous continuerez ainsi à être célébrés comme le sont tous les mousquetaires. Ou…

— Ou nous rejoignons votre compagnie ? interrogea Bretteville.

— Ou vous rejoignez ma compagnie, acquiesça le vieux gentilhomme. Je ne peux vous promettre la gloire dans ce cas, la plupart de nos exploits seront gardés secrets. Mais je peux vous promettre que tout ce que vous ferez sous mes ordres sera dans le but de protéger la France de ses ennemis, nombreux et invisibles. Nous agirons là où le Cardinal et Tréville ne peuvent agir. Nous exécuterons des ordres que personne ne nous donnera jamais officiellement et nous réaliserons des missions dont personne n’a idée, nous serons des ombres, invisibles, mais craintes.

— Pourquoi nous ? questionna Leprat. Nous sommes de simples mousquetaires.

— Ne vous faites pas modestes, chevaliers, s’amusa La Fargue. Comme je vous l’ai dit, vos exploits nous sont parvenus et vous avez toutes les qualités que nous recherchons. En outre, vous êtes mousquetaires. Vous avez donc des contacts que nous n’avons pas. Et toute source d’informations présente un intérêt majeur pour ce que nous aurons à faire. Vos contacts avec les anciens membres de votre compagnie, voire avec Monsieur de Tréville lui-même seront un sérieux atout pour cette Compagnie.

— Il faudra convaincre Monsieur de Tréville. Si nous quittons les Mousquetaires sans un mot, je doute qu’il nous garde son amitié, objecta Bretteville. Et dans ce cas, vous pourrez faire une croix sur nos contacts et les renseignements éventuels.

La Fargue sourit et déposa devant les deux hommes deux lettres scellées.

— Vos congés. Illimités. 

Devant le regard surpris des deux chevaliers, le gentilhomme reprit.

— Tréville, comme le Roi, ont déjà donné leur accord. Le Cardinal en personne a soumis la requête. Comme vous le savez, le Roi ne lui refuse que peu de chose. Pour Tréville en revanche, l’affaire fut un peu plus complexe. Mais Son Éminence a su défendre sa cause. Et s’il n’est guère enchanté à l’idée de perdre deux excellentes recrues comme vous, il comprend la portée d’une telle demande. La réponse ne dépend donc que de vous.

— Et quelle est la question ? s’amusa Bretteville.

— Je vous demande pardon ? s’étonna le capitaine.

— Tout à l’heure vous avez dit « quelque soit la réponse à la question que je vous poserais » et là vous dites « la réponse ne dépend donc que de vous. » précisa Bretteville. Mais je n’ai point entendu votre question.

Le capitaine dévisagea le jeune homme quelques instants, pris au dépourvu par la remarque. Bretteville l’observa patiemment, une lueur pétillante d’amusement dans l’œil.

— Soit, capitula le vieux gentilhomme. Messieurs, souhaitez-vous faire partie des Lames du Cardinal ?

— Des mousquetaires qui obéissent au Cardinal ? Est-ce seulement possible ? interrogea Leprat.

— Il y aura vous deux, lui répondit La Fargue.

— Très bien ! Bretteville attrapa son verre de vin et le vida d’un trait avant de le reposer sur la table. Le défi est intéressant, la proposition alléchante et l’enjeu de taille. J’en suis !

Leprat se redressa, observant longuement son ami puis le capitaine.

— Je souhaite un peu de temps avant de répondre, demanda-t-il.

La Fargue sécha son verre de vin à son tour et fit glisser deux chevalières en acier sur la table.

— Soit. Je repasse demain soir ici. Si vous décidez de rejoindre nos rangs, vous garderez cette chevalière. En cas contraire, demain soir vous me la remettrez.

Se redressant, le capitaine épousseta quelques miettes qui s’étaient accrochées à son pourpoint, salua les deux hommes d’un courtois signe de tête et quitta l’auberge sans un mot de plus. 

Lorsque le capitaine La Fargue eut disparu derrière la porte, Bretteville récupéra une des chevalières et la passa à son doigt sans hésitation aucune. Puis il se pencha par-dessus la table, vers son ami.

— Du temps pour répondre Antoine ? Sincèrement ?

— Sincèrement, Jean. La proposition est tentante, mais ne me dit pas que tu n’as pas compris de quoi il retourne exactement, s’étonna Leprat.

— Bien sûr que si, ne me crois pas si naïf, s’amusa son ami. Mais je ne vois pas le problème.

— Nous sommes mousquetaires, pas espions ! Les missions dont parle le capitaine n’auront rien à voir avec celles que l’on effectue actuellement pour Monsieur de Tréville, au service du Roi.

— Cela ne change pas grand-chose pour moi, réfuta Bretteville d’un signe de main nonchalant.

— Et bien pour moi, cela change certaines choses, répondit Leprat en songeant à ce que dirait le comte d’Orgueil en apprenant que son fils avait quitté le corps des Mousquetaires pour mener des missions clandestines.

— Soit, je te laisse réfléchir. Quoique tu décides, Antoine, sache que je resterais ton ami fidèle et sincère. Mais songe néanmoins à une chose veux-tu ?

Jean, Chevalier de Bretteville à 28 ans.

— Laquelle ?

— Tu appelle déjà La Fargue « capitaine ». Parce que comme moi, tu sais que c’est un homme d’honneur que tu seras capable de suivre les yeux fermés. Comme moi tu as senti que jamais il ne te demandera plus que tu ne peux donner. Et comme moi tu sais déjà que tu vas accepter cette proposition. « Dulce et decorum est pro patria mori » mon ami. Sinon tu ne serais pas aux Mousquetaires !

Avec un dernier sourire fier de lui, le chevalier Bretteville salua Leprat et quitta à son tour l’auberge qui avec le temps avait commencé à se déserter. Antoine Leprat resta néanmoins attablé, songeant longuement aux pour et aux contre de cette étonnante proposition. Il savait que s’il venait à s’engager dans cette voie, son père ne le lui pardonnerait jamais. Pour le vieux comte d’Orgueil, il importait avant tout la gloire du nom. Et Leprat avait bien conscience qu’il n’y aurait aucune gloire à travailler sous les ordres du capitaine La Fargue, tout au plus risquait-il plutôt de connaître un trépas infamant au cours d’une mission clandestine. Rien à voir donc avec la gloire qui rejaillirait sur le nom des D’Orgueil s’il venait au contraire à mourir sur le champ de bataille sous les ordres de Tréville. 

Leprat chassa cette idée de ses pensées. Après tout, il vivait pour lui, non pour son père. Et qu’importe la désapprobation du comte s’il agissait selon ce qui lui semblait le plus juste. Comme l’avait si bien dit le capitaine La Fargue, sous ses ordres, il contribuerait à sauver la France. Y avait-il plus belle cause ?

Leprat retint un soupir mi-amusé, mi-désenchanté. Bretteville avait raison au fond. Sa décision était déjà prise. Il lui fallait simplement le temps de l’admettre lui-même. Achevant à son tour son verre de vin, il observa longuement la chevalière que le vieux gentilhomme avait déposée avant de sortir de l’auberge. En acier, elle était frappée d’une rapière et d’une croix grecque fleurdelisée. Avec un léger sourire en coin, il la passa finalement à son doigt. 

Il avait porté la casaque bleue et avait été Mousquetaire du Roi. Désormais il serait Lame du Cardinal, vêtu de rouge et noir. Intéressante évolution de carrière… Mais après tout, d’une manière ou d’une autre, il continuerait ainsi à servir le Royaume.

Laissant sur la table quelques pistoles pour payer son repas, il se redressa, ajusta sa rapière blanche pendant à son côté droit, coiffa son feutre à plume et quitta l’auberge. Une nouvelle voie s’ouvrait à lui, restait désormais à voir ce que le destin lui réservait.

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