Leprat – Prélude 4 : Lame blanche, Lame Noire.

Partie 1 – Point de vue de la compagnie.

Forêt des Trois Fontaines, Duché de Bar, juin 1621.

La France en 1610. Le point vert représente la Forêt des Trois Fontaines (cliquez pour voir en grand)

— Dragon !

Le cri d’alarme de la vigie réveilla en sursaut la compagnie des Mousquetaires de la Garde qui prenait un repos mérité. Dans un rituel bien rodé, chacun se précipita à son poste et sur ses armes, prêt à intervenir si nécessaire. Rien ne prouvait encore que le dragon représentait une menace. Néanmoins, l’Espagne et sa Cour des Dragons ayant pour fâcheuse habitude de mener la vie dure au Royaume de France, les mousquetaires restaient toujours sur leurs gardes. Au demeurant, mieux valait être prêts en vain que pris au dépourvu en cas d’attaque avérée. 

Dans le rang avec ses frères d’armes, Antoine Leprat essayait de distinguer l’éventuel danger. Mais le couvert des grands chênes lui rendait la tâche ardue. Trois heures plus tôt, la compagnie était arrivée dans les ruines de l’ancien domaine de chasse des Trois Fontaines. Aussitôt le campement avait été monté. On avait dessellé et attaché les chevaux. Les feux avaient été allumés et chacun avait trouvé un coin où s’étendre pour dormir un peu. Quelques guetteurs s’étaient installés aux quatre coins du campement. Sur ordre du lieutenant Emmanuel D’Orseac qui commandait cette petite compagnie de vingt soldats, l’un des hommes avait également pris place dans l’une des anciennes tours de guet. Plus haute que les chênes et les hêtres alentour, elle permettait de surplomber la forêt et d’observer le ciel. C’était cette sentinelle qui, voyant une ombre sombre approcher dangereusement, avait sonné l’alerte.

Pendant que la compagnie prenait position au sol, au sommet de la tour Carpentier observait le vol du dragon. Grâce à la pleine lune éclairant un ciel sans nuage, la bête était aisée à suivre. Et s’il avait d’abord pris la silhouette solitaire pour la vyverne d’un messager, il lui était très vite apparu que la créature ne pouvait être en réalité qu’un dragon. Et un gros. De plus, il était désormais évident que celui-ci se dirigeait droit vers eux. Mais avait-il des intentions belliqueuses ou était-il seulement attiré par la chiche lueur de leurs feux de camp ? Il n’aurait su le dire pour le moment.

Relayant l’information – ou plutôt l’absence d’information – au lieutenant D’Orseac qui commençait à grimper les escaliers afin de le rejoindre, le mousquetaire tourna la tête en captant soudain un battement d’aile tout proche. Une gueule béante, bardée d’immenses crocs, emplit soudainement son champ de vision. Puis la chaleur se répandit tout autour de lui tandis que l’animal lui soufflait un air brûlant au visage. Carpentier eut encore le temps de distinguer une lueur rougeoyante pulser du fond de la gorge de la bête avant qu’un déluge de feu aussi chaud que l’enfer ne s’abatte sur lui.

D’Orseac, qui avait presque atteint le sommet du belvédère, dégringola les marches en sens inverse pour esquiver la langue de feu s’y engouffrant. Se jetant dans l’herbe à la sortie de la tour, il sentit le feu le frôler avant de disparaître subitement. 

— À vos mousquets, ordonna-t-il du ton ferme de ceux habitués à commander et à être obéis immédiatement.

Il se redressa, échevelé, couvert de poussière, un coin de sa casaque brûlant encore.

— Mettez-vous à couvert, ajouta-t-il en se précipitant au côté de ses hommes. Et préparez-vous à tirer.

Leprat et ses compagnons obéirent prestement aux ordres du lieutenant. Chargeant leurs mousquets, ils s’éparpillèrent dans les vestiges du domaine. Ils avaient tous entendu le grondement révélateur d’un dragon crachant son feu. Et la lueur flamboyante du brasier en haut de la tour était des plus significatives. Il ne leur fallut guère de temps pour capter ensuite de sinistres craquements tandis que le dragon se créait une trouée dans la forêt pour les atteindre. Finalement, après avoir déraciné quelques arbres, l’animal se posa lourdement dans l’espace découvert que formaient les ruines d’un petit cloître.

Le dragon était imposant. Sans doute l’un des plus gros existants. Un Ancien, à n’en point douter et à coup sûr incapable de reprendre forme humaine. Couvert d’écailles d’un gris tirant sur le noir, paré de longues cornes effilées sur la tête, de dents aiguisées comme des rasoirs et de griffes aussi grosses qu’un homme, le dragon se redressa de toute sa hauteur. Guidé par son instinct purement animal, il ouvrit une gueule avide et libéra une fois encore une immense vague de feu. Leprat plongea sur sa droite, derrière une colonne, imité par deux camarades. Il sentit le souffle ardent le frôler et entendit les râles d’agonie de deux soldats trop lents à se protéger. 

Des coups de mousquet claquèrent dans l’air quand les mousquetaires hors de la ligne de mire du dragon firent feu. Les balles ricochèrent sur les solides écailles de l’animal sans que cela ne lui nuise. Sa lourde queue, en forme de fouet, claqua alors à son tour dans un mouvement circulaire. Elle renversa les hommes venant de lui tirer dessus, avant de frapper brusquement le sol. Trois des tireurs moururent sur le coup. Sans se décourager, trois autres soldats prirent la relève. Tandis qu’il mettait en joue le reptile, Manset nota que les yeux de l’animal s’étaient mis à briller d’une lueur étrange. Soudain, un vif éclat de lumière l’aveugla à l’instant même où il tirait. Son tir, comme celui de Robic et Bregent, se perdit dans les arbres, loin de leur cible.

— Prenez garde, il use de magie, cria-t-il alentour.

Puis il se jeta aussitôt au sol pour éviter le coup de patte revanchard du dragon. Comme en réponse à l’avertissement de Manset, les yeux reptiliens brillèrent davantage alors qu’une terrible bourrasque se leva. Des vents violents frappèrent brusquement la clairière, sifflant et couvrant le moindre autre bruit. Ils envoyèrent balader pêle-mêle mousquetaires, armes, poussières et débris de bois. Un énorme tronc, déraciné précédemment par l’atterrissage de l’animal, roula dans la clairière frappant brutalement Robic et Bregent. Renversés au sol, ils ne purent rien faire pour l’éviter. Le sinistre craquement des deux corps broyés résonna funestement dans le calme presque irréel qui envahit soudain la clairière.

La tempête se calma, aussi subitement qu’elle avait commencé, et les yeux du dragon reprirent leur couleur jaune normale. Essoufflée, sonnée et les oreilles bourdonnantes, la compagnie peinait à se remettre de l’attaque. Çà et là, sous le couvert des ruines, les hommes se relevaient, chancelants et indécis.

D’Orseac pesta dans sa barbe inexistante. Comment ce dragon avait-il pu échapper à la vigilance des Sœurs de Saint-Georges ? C’était leur tâche après tout, d’intervenir lorsque l’un d’entre eux devenait trop dangereux pour le royaume et ses habitants. Mais visiblement, celui-ci, pour une raison obscure, n’avait pas attiré l’attention des Châtelaines. Cependant, même si le combat semblait perdu d’avance, D’Orseac refusa de s’avouer vaincu. Après tout, peut-être qu’une Louve était en ce moment même en chemin. Il leur suffisait donc de tenir assez longtemps pour lui laisser le temps d’arriver.

Il se tourna vers Leprat, à couvert à deux colonnes de lui. Les deux hommes se connaissaient bien. Ils avaient rejoint la compagnie des Mousquetaires du Roi le même jour. Durant les mois qui avaient suivis, ils s’étaient entraînés ensemble et avaient fait leurs preuves durant les mêmes missions. Avec le chevalier de Bretteville, ils avaient très vite formé un excellent trio – presque aussi célèbre qu’un autre dont tout Paris parlait déjà – et s’étaient forgés une solide réputation de bretteur. Frères d’armes et amis, ils s’avéraient tous trois capables, comme il arrive parfois aux hommes ayant longuement combattu côte à côte, de se comprendre d’un regard. Et que D’Orseac, de quelques années l’aîné des deux autres, ait obtenu le grade de lieutenant n’y avait rien changé.

Aussi, et même si l’absence de Bretteville, retenu sur une autre mission, se faisait ressentir, il suffit d’un simple coup d’œil à Leprat pour saisir la stratégie du lieutenant. Dégainant sa rapière, il se jeta à l’assaut du flanc gauche du dragon. Au même moment et dans un synchronisme parfait, D’Orseac en fit autant sur sa dextre. Après une demi-seconde d’hésitation, le reste de la troupe imita les deux hommes. Puisque les mousquets étaient inefficaces, restaient donc les rapières. Les mousquetaires chargèrent alors le reptile dans une offensive désespérée.

Celui-ci se redressa et claqua des mâchoires, agacé par ces créatures insignifiantes qui lui tenaient tête. L’assaut s’avéra néanmoins plus efficace que les précédents. Au corps à corps, le dragon avait plus de mal à viser correctement ses proies et sa magie, comme ses tirs de feu, perdait en précision à mesure qu’il s’énervait davantage. Pourtant la supériorité des mousquetaires ne dura pas. Très vite, griffes et crocs entrèrent dans la danse. 

D’un revers de patte bien placé, il envoya voler D’Orseac, Vasseur et Duterne qui agaçaient sa dextre. Si le premier pu, in extremis, amortir le choc et s’en sortir avec une simple épaule démise, un coup de griffe arracha un bras au second et coupa en deux le troisième. Pendant ce temps-là, menés par Leprat, les mousquetaires à sa sénestre avaient réussi à déloger une écaille. Profitant de cette faille dans la carapace de l’animal, Leprat ficha son épée jusqu’à la garde dans la chair tendre à portée.

Rendu furieux par cette mutilation, le dragon se cabra en hurlant de colère. Ouvrant les ailes, il fit rouler au sol les quelques mousquetaires encore autour de lui. Puis il frappa violemment de la patte arrière, écrasant impitoyablement trois malheureux. Envoyé valser à l’écart par le coup d’aile, Leprat se redressa. Sonné, un filet de sang coulant d’une méchante coupure sur son front, il peina quelques instants à retrouver son équilibre. Légèrement à l’abri derrière les vestiges d’une fontaine, il ramassa une rapière abandonnée afin de remplacer la sienne s’étant brisée dans le corps de la bête. Puis il observa d’un œil critique la situation. Plus de la moitié de la compagnie était déjà tombée. Il était clair à présent que le dragon n’arrêterait sa folie destructrice qu’après les avoir tous exterminés.

Aux côtés d’Antoine Leprat, qu’il avait rejoint, D’Orseac se tenait l’épaule gauche, dissimulant tant bien que mal une grimace de douleur tout en observant l’animal. En rage, celui-ci piétinait les lieux. Renversait les colonnes encore debout. Tentait de débusquer les mousquetaires qui essayaient difficilement de trouver un abri le temps de reprendre leur souffle. Il semblait évident maintenant qu’aucune aide n’allait arriver et qu’ils ne pouvaient compter que sur eux pour défaire le dragon.

— Je crains que notre voyage ne s’achève ici, marmonna D’Orseac à l’intention de son ami en voyant la bête noyer Manset sous un déluge de feu, réduisant encore un peu leur effectif.

Leprat allait répondre quand un scintillement furtif sur sa gauche attira son regard. D’un geste du menton, il désigna une forme mi-humaine mi-dragon qui sortait des ombres pour s’approcher d’eux. La créature se tenait debout sur deux jambes. Une partie de son torse et de son visage, clairement humain à l’origine, était recouvert d’écailles noires. Les doigts de sa main gauche étaient munis de griffes. Émergeant de son dos, les deux hommes purent apercevoir deux ailes de cuir noir à hauteur de ses omoplates. Sur son visage, l’un des yeux brillait d’un éclat reptilien tandis que dans l’autre, un étrange liquide doré semblait se mouvoir d’une volonté propre. Enfin, dans sa main droite, la seule encore humaine, il portait une rapière dont la lame noire ne laissait aucun doute sur sa nature : de la draconite.

— Ami ou ennemi ? s’enquit Leprat auprès du lieutenant tout en se redressant et en se mettant en garde.

— Ami, répondit le nouvel arrivant d’une voix gutturale. Ou à tout le moins, allié pour un temps, ajouta-t-il rapidement.

— Expliquez-vous, ordonna D’Orseac.

Il fit signe à Leprat de baisser sa lame et laisser l’autre approcher.

— Et prestement, exigea le lieutenant en voyant un autre de ses hommes succomber sous les mâchoires d’acier du dragon qui le coupèrent en deux.

— Je traque cette créature depuis des lunes, déclara rapidement le nouveau venu. En nous associant nous pourrons plus aisément la tuer.

D’Orseac et Leprat échangèrent un regard. Était-ce la providence qui avait conduit cet être jusqu’à eux pour les aider à vaincre ce dragon incontrôlable ? Ou était-ce simplement un piège ? Le lieutenant haussa les épaules, fataliste. Qu’importe, ils n’avaient guère le choix. L’individu tendit alors la main vers les deux hommes. Ils virent ses yeux briller tandis qu’il psalmodiait doucement. Un bref éclair bleu parcourut les lames des deux mousquetaires puis une vague de chaleur les entoura rapidement.

— J’ai renforcé vos rapières par la magie, indiqua-t-il. Désormais elles lui infligeront d’importantes lésions à chaque coup que vous porterez. Faites diversions avec vos hommes, je me charge d’achever la créature.

Sans un mot de plus, il se fondit dans les ombres et disparut de la vue des deux gentilshommes. Après avoir échangé un bref regard, D’Orseac et Leprat se précipitèrent de nouveau au combat. Galvanisés par la charge des deux hommes, les quelques mousquetaires encore en vie sortirent eux aussi de leurs refuges pour reprendre la lutte. Attaquant en groupe sans même avoir à se concerter, ils entreprirent de harceler le dragon espérant le voir commettre une erreur fatale et laisser une ouverture à leur inattendu allié. Piqué au vif par ces créatures revenant l’agacer, l’animal répliqua aussitôt. La charge des mousquetaires se vit immédiatement sanctionnée par la mort de deux d’entre eux qui tombèrent en quelques instants sous nouveau déluge de feu.

Leprat achevait de déloger une nouvelle écaille à la bête, lorsqu’il vit la gueule béante se tourner vers lui. Une lueur rougeoyante au fond de la gorge, prêt à cracher une nouvelle fois son feu meurtrier, le dragon se rebiffa soudain dans un rugissement de douleur. Le mousquetaire n’eut que le temps d’apercevoir du coin de l’œil leur mystérieux allié, avant que celui-ci ne disparaisse de nouveau dans les ombres. Pour éviter la patte qui fondait vers lui, Leprat plongea alors sous le torse de l’animal. Il en profita ensuite pour enfoncer à son tour sa lame dans la gorge du reptile. Renforcée magiquement, celle-ci passa facilement la barrière des écailles lui infligeant une profonde meurtrissure. Un nouvel hurlement de colère perça la nuit tandis qu’il secouait la tête pour s’éclaircir les idées. 

Profitant de sa position, Leprat se glissa plus avant encore sous le ventre de la bête, continuant de frapper dès qu’une ouverture se présentait. À chaque coup porté, des rugissements de fureur faisaient trembler les arbres alentour. Sortant finalement de sous la panse du dragon au moment où celui-ci s’aplatissait au sol pour tenter d’écraser le parasite l’attaquant par en dessous, Leprat se porta aux côtés de D’Orseac et avisa les corps désarticulés de Vernaut et Ravier. 

Il ne restait désormais plus qu’eux deux pour tenir tête à la bête le temps que leur allié draconique ne l’achève. Le corps douloureux mais la rage au ventre, Leprat chargea l’animal. D’Orseac fit alors diversion en lui lacérant les naseaux de sa lame. Profitant que le dragon ait la tête baissée au niveau du sol, Leprat lui enfonça sauvagement sa rapière dans l’œil. Ce dernier se redressa brusquement dans un glapissement de douleur. Leprat vit sa lame se rompre alors qu’il était violemment envoyé à quelques mètres de là.

Retombant lourdement sur le sol, le mousquetaire sentit son bras droit se briser dans un craquement sec alors que l’arrière de sa tête heurtait rudement une pierre. Couvert de sang, sonné, un sifflement aigu dans les oreilles et le son de son propre cœur martelant ses tympans, Leprat tenta de se hisser sur ses jambes mais chancela et retomba au sol. Sa vision était trouble et la forêt tout autour de lui semblait tanguer. Serrant son bras droit contre lui, abruti par la douleur et le choc, il tenta une fois de plus de se relever mais ses jambes, en coton, refusèrent de le porter. Dans un grand flou, il devina tout de même D’Orseac, toujours aux prises avec l’animal rendu fou furieux, qui, dans un ballet mortel, tentait de porter de nouveaux coups tout en évitant avec souplesse les attaques du dragon.

L’Ancien.

Se redressant enfin, Leprat chancela vers le lieu du combat, trébuchant sur des pierres, glissant sur des flaques de sang. À travers les sons cotonneux qui lui parvenaient, il pouvait distinguer les grognements douloureux du dragon alors que D’Orseac, et sans doute leur mystérieux allié dragon, quelque part dans les ombres, lui infligeait d’autres terribles mutilations. Atteint d’un vertige, il tomba à nouveau sur un genou. Puis sa vision se fit un peu plus nette et il perçut dans le seul œil encore valide de l’animal la lueur indiquant l’usage imminent de la magie.

Il voulut crier, avertir D’Orseac lequel, se relevant difficilement d’un coup de queue vicieux, n’avait sans doute point perçu le danger. Mais sa voix resta bloquée dans sa gorge quand un violent élancement éclata sous son crâne. Un voile noire passa devant ses yeux et il se plia en deux sous la douleur. Se ressaisissant finalement, il chercha à nouveau D’Orseac du regard… 

Et soudain le silence se fit. 

Ses oreilles cessèrent de siffler.

Son cœur cessa de battre. 

Soudain, un effroi glacé fixa dans sa mémoire une image qui ne le quitterait plus : D’Orseac avait un pieu de glace enfoncé dans le ventre d’où ruisselait une gerbe de sang écarlate.

Le rugissement de triomphe du dragon brisa le silence assourdissant qui avait envahi l’esprit du mousquetaire. Mais la créature n’eut cependant pas le temps de profiter davantage de sa victoire. Dans un grand flou, Leprat, vit leur allié draconique abattre violemment sa lame dans l’œil du reptile. Foudroyé par l’arme imprégnée de draconite, le dragon s’effondra dans un dernier râle et rendit l’âme.

Indifférent aux derniers soubresauts d’agonie de la créature, Leprat se traîna jusqu’au lieutenant. Avec la mort de son créateur, la pointe de glace disparut instantanément et D’Orseac s’effondra aux pieds de son ami. Leprat retourna le gentilhomme avec précautions et ce dernier lui adressa un sanglant mais heureux sourire.

— Nous avons réussi, souffla D’Orseac en levant une main tremblante en direction de Leprat. 

Avec émotion ce dernier se saisit de celle-ci et la serra doucement.

— Ce fut un honneur d’avoir combattu à tes côtés et servi sous tes ordres, Emmanuel.

Petit à petit, la respiration du gentilhomme se faisait plus lente et il lui devenait difficile de garder les yeux ouverts.

— Tout l’honneur aura été pour moi, Antoine, murmura encore D’Orseac.

Leprat n’ajouta rien, se contentant de serrer un peu plus fort sa main. 

Leprat n’avait toujours pas bougé lorsque la poitrine de D’Orseac cessa de se soulever et son cœur de battre. Quelques secondes après, vaincu par la fatigue, la douleur et la perte de sang, un voile noir traversa son champ de vision et il s’affaissa à son tour, auprès de son ami.

Lorsque Leprat ouvrit les yeux, le soleil était haut dans le ciel. Ses rayons perçaient à travers la futaie, nimbant les lieux d’une douce lueur chaude. Se redressant doucement il constata que sa fracture au bras était réduite et bandée. Tout comme sa blessure à la tête. Autour de lui tout était calme et seuls lui parvenaient les bruits des chevaux et des oiseaux. Avec précautions, il entreprit de se lever et de faire le tour des lieux. Il se trouvait à l’écart de la zone de combat, dans les ruines de ce qui avait dû être autrefois une chapelle. 

Son regard se posa alors sur son fourreau, pendant toujours à son côté droit, d’où dépassait la garde d’une rapière inconnue. Intrigué – il se souvenait pourtant bien avoir brisé la sienne ainsi que celle d’un de ses camarades – il posa sa main sur la poignée et d’un mouvement fluide sorti entièrement l’arme. Son hoquet de stupeur résonna entre les chênes alors qu’il découvrait, ébahi, une rapière blanche comme il n’en avait jamais vue. Avec précautions, il la fit tourner dans sa main, tenta quelques feintes et parades. La rapière en elle-même était parfaitement équilibrée et plus légère que celles en acier classique. Elle avait en outre une garde ouvragée et magnifique, une poignée totalement adaptée à sa main gauche et une lame des plus aiguisées. 

Ramenant l’arme à hauteur des yeux, il l’observa avec attention avant de remarquer avec surprise qu’elle semblait taillée d’un seul tenant, de l’estoc au pommeau, dans une étrange matière blanche. 

Aussi blanche que l’ivoire… 

Ou qu’une dent… 

Une dent de dragon.

Surpris, Leprat fit de nouveau le tour des lieux du regard, mais il ne restait nulle trace de quiconque. Pourtant, il ne faisait aucun doute pour le mousquetaire que cet étrange présent ne pouvait venir que de l’inconnu qui les avait aidés. Au demeurant, qui d’autre aurait été capable de tailler une telle lame ? Restait à savoir pourquoi un tel présent lui avait été remis. Mais le principal intéressé ayant disparu aussi discrètement qu’il était venu, il lui semblait difficile d’obtenir des réponses. Laissant de côté toutes ses questions, Leprat rangea la rapière dans son fourreau. Il entreprit ensuite de ramasser ses affaires et quitta les ruines de la chapelle pour rejoindre le champ de bataille.

Rien n’avait bougé dans la clairière si ce n’était le corps du dragon achevant de brûler dans une odeur atroce. À travers les flammes, Leprat put tout de même apercevoir la gueule de la bête. Il y manquait une large et épaisse dent. Un sourire las s’esquissa sur son visage. Sa théorie sur l’origine de sa nouvelle épée était visiblement juste. Se détournant du cadavre, il se mit alors en devoir de rassembler les corps de ses compagnons – du moins ce qu’il en restait – et de les mettre en terre.

Sa lugubre tâche achevée, il jeta un dernier regard sur la clairière. Le corps du dragon avait fini de s’y consumer. Un peu à l’écart, sous les arches de la chapelle, les rapières plantées en terre indiqueraient à quiconque passant par-là les tombes de ses frères d’armes. Il regroupa ensuite les chevaux survivants et les chargea des quelques effets personnels de ses camarades qu’il avait pu récupérer. Puis il reprit sa route, laissant derrière lui les événements funestes de cette terrible nuit.

Lorsque deux jours plus tard Leprat franchit les portes de Paris, harassé, échevelé et solitaire, les badauds n’accordèrent aucun regard à cet étrange équipage. Néanmoins, lorsqu’il passa les portes de l’Hôtel de Tréville, rue du Vieux-Colombier, l’on commença à murmurer. Comme toujours l’endroit était bruyant, rempli de mousquetaires en attente d’une mission. Ici, nombreux se souvenaient du départ du chevalier d’Orgueil avec la compagnie du lieutenant D’Orseac. Le voir revenir seul en intrigua donc plus d’un. En outre, la rapière blanche lui battant le flanc droit était indéniablement nouvelle. Et particulièrement singulière. Assez pour être remarquée et faire aussitôt l’objet de divers commérages fort peu discrets.

Antoine Leprat à 25 ans.

Même si Leprat ne fit son rapport qu’au capitaine de Tréville, il ne fallut que peu de temps pour que l’annonce de son combat contre le dragon se répande. Très vite l’on murmura que, seul, il avait vaincu un Ancien. Que sa lame s’était brisée durant le combat. Que pour achever la bête il avait utilisé une des dents du dragon. Puis qu’il avait forgé sa nouvelle épée dans ce trophée. 

Au début, Leprat avait tenté de rétablir la vérité. Aussi bien par respect pour ceux ayant donné leur vie dans ce combat, que parce qu’il n’était en rien vaniteux. En outre, il ne souhaitait guère être fêté en héros là où il n’avait eu que de la chance. 

Mais personne ne l’écouta. Alors il finit par se résigner et laisser dire.

Et la rumeur enfla.

Se propagea.

Et devint une légende.

Partie 2 – Point de vue de Lame Noire.

Forêt des Trois Fontaines, Duché de Bar, juin 1621.

À la poursuite de l’Ancien depuis des mois, Lame Noire l’avait brièvement rattrapé la veille à proximité de Sedan. Le dragon s’était arrêté pour tenter d’asservir un petit village à la frontière entre le Duché de Luxembourg et le Royaume de France. Forcé de fuir, celui-ci avait alors choisi de céder à sa forme primaire pour tenter de mettre le plus de distance entre lui et son poursuivant. 

Peine perdue. 

Maintenant sa monture à une allure d’enfer, Lame Noire n’avait jamais perdu de vue sa proie. Depuis près d’une journée, chassé et chasseur filaient donc plein sud sans s’accorder de repos. Lame Noire marqua donc un temps de surprise en voyant le dragon, à quelques lieues devant lui, ralentir son vol puis bifurquer brutalement vers ce qui était à première vue les ruines d’un ancien domaine de chasse. L’épais feuillage qui obstruait une bonne partie de l’horizon l’empêchait néanmoins de voir ce qui avait attiré l’attention de l’Ancien. 

Depuis une heure maintenant, ce dernier survolait la forêt des Trois Fontaines. Pour ne pas le perdre de vue, Lame Noire s’était trouvé forcé d’emprunter l’unique route à sa disposition : celle traversant la forêt. En voyant finalement l’animal se poser plus loin, dans ce qui devait être une clairière, Lame Noire fit peu à peu ralentir son cheval jusqu’à s’arrêter à une distance raisonnable. Ce n’était pas le moment de faire fuir sa proie… Descendant de sa monture, il l’attacha à un arbre. Puis il épousseta distraitement sa cape et ses chausses pleines de poussière. 

Grand et élancé, il portait des vêtements de voyage, renforcés d’un pourpoint de buffle, et un feutre noir à panache gris. Sa cape sombre recouvrait en partie la rapière à la garde ouvragée qu’il portait au côté. Arborant une barbe de quelques jours et des cheveux noirs parsemés de gris lui tombant jusqu’aux épaules, il aurait pu être bel homme sans la triple trace de griffure lui lacérant tout le côté droit du visage – du front jusqu’à la joue – et le cache-œil couvrant celui qu’il avait vraisemblablement perdu. Son œil valide affichait le regard dur de ceux qui ont longtemps vécu, lui donnant, en sus, un aspect sévère et inquiétant. 

S’approchant pas à pas de la clairière où s’était posé l’Ancien, il put, grâce à ses sens surdéveloppés de dragon, capter très vite les premiers signes d’agitation. Les rugissements de la bête résonnaient dans l’air, suivis aussitôt des clameurs d’hommes menant bataille. Des ordres indistincts lancés d’une voix sèche et forte étaient également en partie couverts par les gémissements et les cris d’agonie de ceux tombant au champ d’honneur. Après les sons, ce furent les odeurs qu’il perçut. Celle des chênes et des hêtres en train de brûler d’abord. Puis celle plus âcre de la chair carbonisée et enfin, celle métallique et entêtante du sang. Sous ses pieds, le sol tremblait à chaque pas du dragon. Il sentait également l’atmosphère chauffer brusquement à chaque salve de feu de la bête. 

Finalement, écartant doucement quelques branches, il put enfin avoir un aperçu de la scène. Au milieu d’une clairière devenue champ de bataille, où des troncs déracinés et calcinés achevaient de brûler, une compagnie de Mousquetaires du Roi se faisait littéralement tailler en pièces par l’Ancien. Il remarqua l’un d’entre eux parvenir à percer les écailles du dragon et lui infliger une cuisante blessure. L’action, bien qu’héroïque, déclencha la fureur de l’animal qui répliqua aussitôt. Alors que la compagnie allait voler au sol, propulsée par un violent coup d’aile, il vit la patte arrière de la bête écraser trois soldats.

Lame Noire hésita quelques instants. Devait-il laisser les mousquetaires s’occuper de l’Ancien et n’intervenir qu’à la fin pour achever sa mission ? Ou se mêler plus tôt aux combats ? La première option lui permettait de garder secrète le plus possible son intervention et sa quête. Mais la seconde option, elle, avait l’avantage d’offrir plus de chances de vaincre l’Ancien. À condition pour cela que les mousquetaires puissent résister assez longtemps à ce dernier pour lui infliger suffisamment de blessures. Et de ce fait servir de diversion pendant qu’il interviendrait… Peut-être que se dévoiler n’étaient pas une mauvaise idée au final. Cela lui permettrait de pousser les soldats à livrer combat pendant qu’il attendrait une ouverture…

Prenant rapidement une décision, il recula dans les ombres et attrapa la chaîne en argent qui pendait autour de son cou. Au bout de celle-ci, une petite flasque en verre contenait un liquide doré. La Jusquiame brilla un instant sous la clarté de la pleine lune alors qu’avec délectation il l’avala d’un coup. Un grognement au bord des lèvres, il retira alors son cache-œil, révélant, à la place d’une orbite vide, un liquide doré luisant légèrement et agité de légers remous. Ayant fait le plein d’énergie magique, il se débarrassa de sa cape et de son feutre. Il retira ensuite son pourpoint et sa chemise ne gardant que ses chausses et ses bottes. Puis il entreprit de se transformer.

Lentement les doigts de sa main gauche enflèrent et s’allongèrent pour devenir des griffes, longues, effilées, coupantes comme des rasoirs. Son dos se voûta et sa peau de déchira brusquement alors que deux ailes de cuir noir émergeaient, laissant un sillon sanglant glisser le long de sa colonne vertébrale et goutter doucement au sol. Il lâcha un râle de douleur tandis que la transformation se poursuivait lentement. Sur son torse et son visage, des écailles noires apparurent, ici et là, couvrant sa peau pâle de myriades de taches noires.

Puis son seul œil valide brilla intensément alors que sa vision devenait encore plus nette et précise. De sa main droite, la seule encore humaine, il dégaina sa rapière, dont la lame noire en draconite brilla d’un éclat sinistre sous la lumière blafarde de la lune. Se glissant dans les ombres, entouré de magie et invisible pour sa proie, il pénétra ensuite sur le champ de bataille.

D’un simple coup d’œil, encore invisible pour tous les protagonistes, Lame Noire  balaya la scène du regard. Près d’une douzaine de cadavres, écrasés ou achevant de brûler, se trouvaient éparpillés dans la clairière. La fumée rendait certains recoins invisibles et les mousquetaires avaient visiblement choisi de s’en servir pour se dissimuler du mieux possible le temps de se reprendre. Au milieu de la clairière, dans une rage folle, le dragon tentait de les débusquer et de les achever. Après quelques secondes de recherches, Lame Noire dénombra seulement huit survivants encore en état de tenir tête à la bête. Et encore, certains semblaient bien mal en point. Avisant un peu à l’écart du combat un homme portant autour de la taille l’écharpe blanche indiquant son rang de lieutenant, Lame Noire s’approcha de ce dernier, alors en pleine discussion avec un de ses hommes. 

Tandis que l’Ancien achevait un mousquetaire de plus sous un déluge de feu, d’une incantation Lame Noire se dévoila et s’avança vers les deux hommes. Le soldat fut le premier à l’apercevoir et d’un signe de tête le désigna à son lieutenant.

— Ami ou ennemi ? questionna le mousquetaire.

Bien que la question s’avérât vraisemblablement à destination de l’officier, Lame Noire répondit le premier.

— Ami, déclara-t-il.

Il hésita une fraction de seconde. Pouvait-il vraiment se prétendre l’ami de ces hommes alors qu’il n’avait d’autre but que de les utiliser ? 

— Ou à tout le moins, allié pour un temps, corrigera-t-il rapidement.

— Expliquez-vous, exigea le lieutenant en lui faisant signe d’approcher.

Les trois hommes tournèrent brusquement la tête en entendant un cri d’agonie. Juste le temps de voir un autre mousquetaire se faire déchiqueter par l’Ancien d’un coup de mâchoire.

—  Et prestement, rajouta l’officier d’un ton où Lame Noire capta une pointe de lassitude face à l’inéluctable.

— Je traque cette créature depuis des lunes, expliqua-t-il aux deux hommes. En nous associant nous pourrons plus aisément la tuer.

“Associant” était peut-être un peu fort, étant donné que les mousquetaires n’auraient d’autre utilité que de lui servir de diversion. Une seconde Lame Noire songea que son intervention condamnait irrémédiablement ces hommes. Mais après tout, n’étaient-ils pas déjà sur le point de tous mourir avant qu’il n’intervienne ? Ne venait-il pas au contraire de leur redonner un peu d’espoir ? Ainsi bien entendu qu’une chance de servir ses propres desseins ? Même s’ils en ignoraient tout et mourraient probablement sans jamais rien en savoir… 

Qu’importe ! 

Il devait éliminer ce dragon et tous les moyens étaient bons pour y parvenir. Cette compagnie de mousquetaires – aussi inopinée soit-elle – était une opportunité à ne pas manquer.

Lame Noire vit les deux hommes échanger un regard circonspect. Il les comprenait en un sens. Comment aurait-il réagi lui-même si un allié inattendu – dragon de surcroît –  apparaissait de nulle part en promettant de l’aider face à l’un de ses compatriotes ? Il n’eut pas le temps de s’interroger plus. Notant le haussement d’épaule fataliste du lieutenant – qui semblait prêt à accepter n’importe quoi pourvu qu’il ait une chance de sauver ses hommes – Lame Noire tendit la main vers les rapières des deux soldats S’il voulait que la diversion tienne le plus longtemps possible, il lui fallait leur donner un petit coup de pouce. 

Lame Noire.

Ses yeux se mirent à briller et un picotement léger descendit de son bras vers sa main droite alors qu’il récitait rapidement une incantation. Une vive lueur bleue se dégagea ensuite de ses doigts avant de remonter rapidement sur les deux lames. Le sort brilla une fraction de seconde avant de se désagréger et de pénétrer l’acier. Invisible et indétectable, il était pourtant bien là, prêt à infliger de nombreux dégâts à chaque coup que les deux hommes porteraient. Ainsi armés, ils avaient plus de chances de tenir face à l’Ancien. Et donc plus de chances de lui fournir des ouvertures.

— J’ai renforcé vos rapières par la magie, leur expliqua-t-il. Désormais elles lui infligeront d’importantes lésions à chaque coup que vous porterez. Faites diversions avec vos hommes, je me charge d’achever la créature.

Avant que les deux hommes ne puissent lui poser la moindre question, il murmura un nouveau sort et se désagrégea dans les ombres, prêt à attendre le bon moment. 

Tandis que les mousquetaires tentaient une nouvelle charge héroïque, et perdaient dans la foulée deux autres combattants, Lame Noire contourna l’Ancien le plus silencieusement possible. Si son sort lui permettait d’être invisible aux yeux de la créature, il ne le masquait pas à ses autres sens. Heureusement pour lui, les odeurs de bois et de chairs brûlés ainsi que le rugissement des flammes et les cris des mousquetaires masquaient sa propre odeur et les bruits qu’il faisait en se déplaçant. S’approchant au plus près de la bête, il profita qu’un jeune soldat – celui-là même qui avait une lame renforcée – déloge une nouvelle écaille à l’Ancien. Comme il l’espérait, la vive douleur provoquée par la blessure attirant l’attention de la créature. 

C’était le moment qu’il attendait ! Se portant au contact, il en profita pour enfoncer profondément sa rapière en draconite dans le flanc du dragon. La créature, qui s’apprêtait à réduire en cendre le mousquetaire, se cabra de douleur alors que la lame anti-dragon crépitait, faisant noircir la chair et bouillir son sang. Constatant que dans l’action il avait relâché sa magie, se rendant visible une seconde, Lame Noire entreprit rapidement de corriger cela d’un nouveau sort. 

Juste à temps. 

Tournant vivement la tête vers la source de son inconfort, le dragon marqua un temps d’arrêt en ne voyant aucun ennemi sur son flanc. Alerte, il huma l’air, à la recherche d’une nouvelle odeur lui indiquant la présence d’une menace invisible. 

En vain. 

Avec rapidité, Lame Noire s’était glissé dans un nuage de fumée, masquant son odeur aux sens aiguisés de l’Ancien. Du coin de l’œil, il aperçut le mousquetaire, qu’il venait par le plus grand des hasards de sauver, se glisser sous le ventre de la bête pour continuer de lui taillader le ventre. C’était parfait. Chacune des blessures infligerait un peu plus de douleur et de peur à l’Ancien qui allait peu à peu perdre ses moyens jusqu’à lui fournir occasion nécessaire pour achever sa mission. Toujours précautionneusement, mais pleinement satisfait de la tournure des événements, Lame Noire contourna à nouveau l’animal.

Celui-ci finit par se reprendre et, constatant que ses proies s’avéraient plus coriaces que prévues, écarta les ailes, dans le but évident de fuir. 

Lame Noire passa de nouveau à l’action.

Surgissant une fois de plus des ombres, il enfonça sa lame à la jonction entre l’aile et le corps, délogeant l’articulation, rendant inutile l’aile gauche. Une fois de plus, la draconite fit fondre les chairs du dragon, augmentant la gravité de sa blessure. Lame Noire eut un petit sourire satisfait. Ainsi bloqué au sol, il n’y avait désormais plus de risques que l’Ancien ne prenne la fuite par les airs ! Son attaque achevée, il s’effaça dans l’ombre, attendant la prochaine ouverture que lui offriraient les mousquetaires.

Alors qu’il ne restait désormais plus que deux hommes seulement pour tenir tête à l’Ancien, Lame Noire admira le synchronisme et la coordination dont ils faisaient preuve. Sans même échanger un mot, témoignant par là d’une excellente complicité et sans doute de nombreuses années à combattre côte à côte, l’officier et le mousquetaire harcelèrent l’Ancien, le poussant à baisser la tête. Plein de rage et de colère, celui-ci ne faisait attention qu’au lieutenant à sa portée, oubliant le second homme. À l’inverse, Lame Noire n’avait pas lâché le jeune soldat du regard. Il le vit donc enfoncer violemment sa rapière dans l’œil à sa portée. La contre-attaque de l’Ancien ne se fit pas attendre et Lame Noire observa le mousquetaire voler à quelques mètres de là avant de s’effondrer, visiblement gravement blessé.

Se portant au côté du lieutenant, désormais seul face à la bête, Lame Noire – toujours invisible – profita que les coups de ce dernier retiennent l’attention de la bête pour y ajouter ses propres attaques. D’un revers de lame il taillada la patte à proximité avant de lacérer le flanc d’une nouvelle entaille. À chacun des coups portés, l’animal grognait de douleur, battant vainement des ailes pour tenter de fuir. L’odeur de chair brûlée devenait intenable alors que la lame en draconite et celle renforcée magiquement continuaient sans relâche de le mutiler. 

Du coin de l’œil, Lame Noire distingua la longue queue en forme de fouet se dressant derrière l’animal. D’un bond, il esquiva cette dernière qui vint violemment frapper les jambes de l’officier. Celui-ci s’effondra, fauché, mais parvient in extremis à éviter le coup de patte revanchard avant de se redresser, péniblement, dans le dos de Lame Noire. Celui-ci capta soudain un infime changement dans l’air. Levant la tête vers celle du dragon, il aperçut, dans son dernier œil, la lueur brillante annonciatrice de l’utilisation de la magie. Puis son regard croisa celui du dragon et il constata avec effroi que dans l’action, il était de nouveau redevenu visible… Et avait été repéré !

Comme au ralenti, Lame Noire vit la mort arriver. L’air d’abord devint glacial, au point que sa respiration dessina un léger nuage de vapeur lorsqu’il expira. Puis il discerna de minuscules cristaux de glace scintillant dans l’atmosphère. Tourbillonnant sur eux-mêmes, ils se regroupèrent pour former peu à peu une longue et effilée pointe de glace. Dans un brusque éclair étincelant, le pieu pivota alors résolument dans sa direction.

Psalmodiant à toute vitesse, il tissa un nouveau sort pour se rendre de nouveau invisible alors que la pointe de glace filait brusquement vers lui. Une demi-seconde avant que celle-ci ne le frappe, il activa sa magie et disparut de nouveau avant de se jeter à terre. Il sentit alors le pieu de glace vrombir au-dessus de sa tête. Puis il l’entendit s’enfoncer dans un bruit mou dans le sol. Se redressant, il jeta machinalement un œil dans son dos. 

Et se figea.

Plié en deux, une cascade vermillon ruisselant de son abdomen, le lieutenant avait le pic de glace enfoncé jusqu’à la garde dans le ventre.

Lame Noire réalisa en une fraction de seconde que ce dernier n’avait eu aucune chance… Au moment même où, de nouveau invisible, il avait plongé, le pieu de glace avait poursuivi sa route pour transpercer le lieutenant toujours dans son dos. Dissimulée jusqu’à la dernière seconde par la silhouette de leur inopiné allié, l’officier n’avait alors rien pu faire pour éviter la mort glacée qui avait fondue sur lui…

Lame Noire ne prit cependant pas le temps de s’appesantir plus sur le drame dont il était responsable. Il avait une mission à finir. Une mission dont le dernier acte se jouait maintenant. 

Profitant que le dragon poussait un rugissement de triomphe, Lame Noire jaillit des ombres et se précipita sur lui. Dans un saut calculé, aidé en cela par ses deux ailes, il abattit brusquement sa lame en draconite dans le dernier œil du reptile. Usant de sa force surhumaine, il poussa sur la poignée jusqu’à atteindre le cerveau de la bête. Dans un dernier râle, l’Ancien s’effondra, vaincu.

Épuisé et vidé de ses forces, Lame Noire s’avachit aux côtés du corps sans vie de sa proie. Peu à peu les battements frénétiques de son cœur se calmèrent et l’adrénaline due au combat reflua de ses veines. Effaçant complètement les restes de magie de son organisme, il reprit peu à peu apparence humaine, lâchant ici et là quelques grognements de douleur. Après une ou deux minutes de récupération, il se redressa et retira sa lame toujours plantée dans l’orbite de l’Ancien. Puis il fit le tour du champ de bataille du regard. Surpris, il remarqua alors le jeune soldat – qu’il croyait pourtant mort lui aussi – agenouillé aux côtés du corps sans vie de son lieutenant. Le dragon observa un instant la scène avant de voir le mousquetaire perdre finalement connaissance et s’affaisser à son tour.

Essuyant négligeant sa lame, Lame Noire dépassa les deux hommes et se dirigea vers son cheval, resté à l’écart de la bataille. Alors qu’il allait enfourcher sa monture et quitter la forêt sans un regard en arrière il s’arrêta brusquement et posa de nouveau les yeux sur le soldat encore en vie. Il pouvait voir la poitrine de ce dernier se soulever au rythme saccadé de sa respiration. Mais il pouvait aussi deviner la large tache de sang s’étendant sous sa tête. Sans soins immédiats, le jeune homme était condamné.

Bien sûr, laisser mourir l’homme ici c’était avoir la certitude que jamais personne ne connaîtrait son implication dans ce combat. Mais le mousquetaire – comme le reste de sa compagnie au demeurant – n’avait pas demandé à se retrouver pris entre deux feux. Il n’avait pas non plus demandé à perdre tous ses frères d’armes dans un combat qui n’aurait jamais dû être le leur. 

En outre, le fait qu’il soit encore en vie après un tel affrontement, et de telles blessures, démontrait non seulement une grande force de caractère mais aussi un talent certain pour le combat. Talent qui pourrait sans doute s’avérer utile plus tard… Lame Noire hésita encore quelques secondes avant de finalement se décider. Laissant son cheval en arrière, il se dirigea vers l’homme qu’il souleva sans peine. Avisant, un peu à l’écart, les ruines d’une chapelle miraculeusement épargnée, aussi bien par le feu du dragon que le sanglant carnage, et où les pierres avaient gardées leur blancheur immaculée, il y déposa son fardeau et retourna chercher ses fontes et sa sacoche de selle.

Une fois tout son matériel installé, il se mit à l’ouvrage. Avec habileté, il réduisit la fracture au bras et banda ce dernier avant de se pencher sur les blessures à la tête. Une longue entaille courait sur le front du mousquetaire. Mais celle-ci avait cessé de saigner, Lame Noire se contenta donc de rapidement laver le sang séché qui avait coagulé sur le visage du jeune homme. Puis il s’attaqua ensuite à la blessure qu’il avait reçue à l’arrière de la tête, sans doute due à une rencontre impromptue entre le crâne et une pierre. Celle-ci était plus impressionnante mais avec un peu de magie et d’habileté, il parvient à juguler le saignement. Après une heure de soin, il se redressa, satisfait : le jeune homme vivrait. 

Enfin, du moins pour un temps… 

Lame Noire retint un petit soupir désabusé. Sur ce point, il ne pouvait malheureusement rien faire. En soignant le jeune homme, il avait remarqué les taches de sang noirâtre autour des plaies. Nul doute que durant l’affrontement, le sang de l’Ancien était passé dans les veines du mousquetaire. En quelle quantité ? Il n’aurait su le dire. Mais ce genre de contact direct avec le sang d’un dragon avait pour inévitable conséquence le développement à plus ou moins long terme de la ranse. Avec un peu de chance néanmoins, celle-ci ne se déclencherait pas avant de nombreuses années. C’était du moins tout ce qu’il lui souhaitait.

Haussant les épaules devant une fatalité qu’il ne pouvait, de toute façon, pas contrôler, Lame Noire estima néanmoins que le jeune homme lui serait reconnaissant d’avoir sauvé sa vie. En outre, il pourrait ainsi, à son réveil, donner une sépulture décente à ses camarades et témoigner de la bravoure de la compagnie à son retour à Paris. Son regard s’égara sur les restes du champ de bataille avant de se figer sur un point précis. De là où il était, il pouvait encore apercevoir le corps du lieutenant. Lame Noire censura rapidement le petit sentiment de culpabilité qui commençait à l’étreindre devant cette vue. Sauver ce mousquetaire ne ferait pas revenir l’officier certes, mais les deux hommes avaient semblés être de proches amis. Si l’un des deux vivait, il pourrait ainsi continuer d’honorer la mémoire de l’autre…

Se secouant, Lame Noire se dirigea finalement vers le cadavre du dragon. Il avait une dernière chose à faire avant de vider les lieux. Quitte à avoir sauvé le mousquetaire, autant aller jusqu’au bout des choses. Avoir survécu à l’attaque d’un Ancien et participé à sa chute n’était pas un mince exploit. Ce dernier méritait donc récompense pour un tel acte de bravoure. Et une petite compensation pour ce qui l’attendait par la suite.

S’approchant du cadavre du dragon, Lame Noire s’installa en tailleur aux côtés de celui-ci et commença lentement à psalmodier. Les incantations draconiques résonnèrent doucement dans le calme de l’aube naissante. Petit à petit, une lueur bleue envahit la clairière, parant les alentours d’une aura mystique et fantomatique tandis que des fissures bleutées apparaissaient sur l’une des plus grosses dents de la bête. De plus en plus nombreuses les fissures grandirent, serpentant sur toute la surface de la dent. Puis elles s’enfoncèrent en profondeur dans celle-ci jusqu’à ce que cette dernière ne commence à s’effriter. La lueur se fit alors plus intense et d’un coup, dans une brusque explosion assourdie, la dent se brisa en milliers de morceaux blanchâtres qui vinrent s’entasser aux pieds de l’incantateur. 

Sans prendre le temps de souffler, Lame Noire commença alors une seconde incantation. Les morceaux se mirent à vibrer doucement puis de plus en plus vite avant de se regrouper et se fondre les uns dans les autres. La masse blanche, auréolée d’une lueur bleue, se mit alors à tournoyer et pulser lentement sur elle-même au rythme du sortilège du dragon. Peu à peu, elle se façonna et sculpta jusqu’à former grossièrement la trame d’une fine épée. Stoppant là son incantation, Lame Noire s’empara de l’épée grossière qu’il venait de créer. Il sortit ensuite une pierre à aiguiser de son sac. Gardant de loin en loin un œil sur le mousquetaire toujours inconscient, il acheva manuellement d’aiguiser la lame et de sculpter la garde. 

Une fois sa tâche achevée, alors que le soleil commençait à se lever, il mit finalement feu au corps du dragon. Puis il glissa sa création dans le fourreau du mousquetaire et rangea son matériel. Remontant à cheval, et sans un regard en arrière, il disparut alors dans les ombres en quête d’une nouvelle proie à traquer.

Près d’un an plus tard, au détour d’une nouvelle chasse qui l’avait conduit sur Paris, et alors que Lame Noire prenait le temps de s’arrêter dans une auberge, l’écho d’une conversation attira soudain son attention. Sans y paraître, il s’installa négligemment à une table. Derrière lui deux gentilshommes revêtus de la casaque des mousquetaires bavardaient. Il tendit l’oreille.

— Toute blanche, je t’assure, insistait le plus jeune. De l’estoc au pommeau. Juré ! Je l’ai vue de mes propres yeux.

— Ça n’existe pas une épée toute blanche, réfuta le second.

— La sienne, si ! Elle existe ! On dit d’ailleurs qu’il a occis un dragon avant de tailler lui-même son épée dans une de ses dents.

— Boniments de bonne femme que tout ça ! râla encore le second. Il raconte quoi à ce sujet ce fameux mousquetaire ?

— Le chevalier d’Orgueil ? Il n’en dit trop rien, reconnut le premier soldat. Quand on lui pose la question il se contente de botter en touche. Je crois que cette histoire lui rappelle de trop mauvais souvenirs et qu’il préfère ne pas en parler.

Avec un air conspirateur, le premier se pencha vers le deuxième baissant encore un peu la voix.

— On dit qu’ils étaient toute une compagnie là-bas. Et il est le seul à en être revenu. Mais depuis ce jour, il porte cette étrange épée blanche…

Séchant son verre de vin, Lame Noire laissa quelques pistoles sur la table et quitta l’auberge, un petit sourire en coin au visage.

Le chevalier d’Orgueil.

Par un heureux hasard, il connaissait à présent l’identité de celui qui avait si bien servi ses desseins face à l’Ancien un an plutôt. Un nom à surveiller. Sans nul doute qu’il entendrait bientôt reparler des exploits du chevalier et de sa désormais célèbre rapière blanche.

Peut-être même que leurs chemins seraient amenés à se recroiser un jour. 

Lame Noire sourit un peu plus. 

Si cela venait à se produire, nul doute que le chevalier saurait, une fois de plus, se montrer fort utile…

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