Leprat – Prélude 3 : Sous le signe des mousquetaires.

Partie 1 – Avril 1616.

Hôtel de Tréville, rue Vieux-Colombier, Paris.

La cour de l’Hôtel de Tréville, rue du Vieux-Colombier, était pleine. Pourtant pas un son ne venait briser le silence qui y régnait.

C’était… surprenant.

D’ordinaire, la place résonnait des appels de gentilshommes se hélant les uns les autres. Des discussions, plus ou moins politiques, croisaient sans vergogne des sujets plus ou moins libertins. L’on répétait les derniers ragots récoltés dans une auberge avant de venir. Ici et là, l’on y faisait étalage de son dernier achat. Ou bien l’on parlait de sa dernière mission minimisant avec une pointe de modestie – qui se faisait rare en ces temps –  les risques encourus durant celle-ci. Parfois il était même possible d’apercevoir quelques gentilshommes désœuvrés jouer tout simplement aux dés pour tuer le temps. Et au milieu de tous ces bavardages, plus ou moins futiles, régulièrement le crissement d’une lame glissant contre une autre se faisait entendre tandis que l’on jouait son tour d’audience, ou patientait simplement, en croisant le fer.

Oui, en règle générale, la cour de l’Hôtel de Tréville, s’emplissait toujours d’un brouhaha sans nom où une marée de casaques bleues se mouvait. Car même s’il n’avait point la grandeur et la beauté d’autres édifices parisiens, l’Hôtel de Tréville était un lieu aussi connu – et couru – que le Louvre où siégeait le roi Louis XIII. Ou que le Palais Cardinal qui s’élevait à quelques rues d’ici. De fait, dès potron-minet l’on s’y précipitait pour obtenir une audience, prendre son tour garde ou répondre à une convocation.

Et pour cause, puisque l’endroit était l’hôtel particulier du capitaine de la Compagnie des Mousquetaires de la Garde.

Antoine Leprat dissimulait comme il le pouvait son impatience. Brun, les cheveux aux épaules, les yeux bleus fixés droit devant lui, le port raide et l’allure fière de tout jeune homme de vingt ans persuadé de tout savoir du monde, il avait la main négligemment posée sur la garde de sa rapière, qu’il portait à droite, en gaucher. Un lourd baudrier de cuir lui barrait le torse. Passant de son épaule gauche à sa hanche droite, il couvrait en grande partie son pourpoint et sa chemise. Dans sa main gauche, son feutre pendait négligemment, même s’il prenait grand soin à ne pas laisser traîner les longues plumes blanches dans la poussière. À sa ceinture, une fine dague était passée. Au milieu des autres cadets, il attendait que l’appel des nouveaux mousquetaires commence.

Il venait de servir trois ans dans le Régiment de la Garde Française. Et après un coup d’éclat lors de sa dernière mission, il avait enfin reçu une lettre de recommandation pour rejoindre les Mousquetaires de la Garde. Car si ces derniers étaient tous des gentilshommes, l’on n’entrait pas dans leur corps sur simple demande ou par favoritisme. En effet, une décision du roi imposait à tout prétendant l’épreuve préalable de quelques campagnes, de certaines actions d’éclat ou d’un service de deux ans minimum dans quelque autre régiment moins favorisé.

Aussi après avoir obtenu sa recommandation et passé une série d’épreuves visant à tester son habileté à l’épée, Leprat attendait désormais de voir s’il avait été retenu. C’était un rêve qui était sur le point de se réaliser pour le jeune chevalier. Il ne pouvait donc cacher quelques signes évidents de nervosité. À ses côtés, Emmanuel D’Orseac et Jean de Bretteville, deux autres cadets qui avaient passé les épreuves en même temps que lui, et avec lesquels il avait sympathisé, attendaient avec la même impatience.

Un murmure parcourut rapidement l’endroit alors que Tréville descendait le grand escalier longeant un des murs de la cour. D’un pas vif, suivit pas son enseigne, le capitaine prit ensuite place devant les rangs et déroula un papier. Le silence se fit encore plus lourd, teinté d’une pointe d’expectative et d’impatience. En première ligne, les cadets postulants s’étaient redressés fièrement – quoique parfois un peu tremblants. Derrière eux, les mousquetaires avaient échangé des sourires – parfois légèrement moqueurs mais essentiellement nostalgiques. Après tout, ils se souvenaient eux aussi être passés par là !

Une main se posa sur l’épaule droite de Leprat, lequel tourna la tête surpris, avant de dévisager celui qui s’était penché vers lui. C’était un gentilhomme, à peine âgé de quelques années de plus que lui-même, mais déjà revêtu de la casaque. Sous son feutre gris à plumes blanches l’on distinguait un regard bleu et fier, et l’on le devinait peu habitué à sourire. Pourtant il avait en ce moment même un discret mais sincère sourire sur le visage.

— Ne vous inquiétez point. Je vous ai vu combattre et j’ai entendu conter vos exploits. Si vous n’obtenez pas votre place parmi nous ce jourd’hui, personne d’autre ne l’aura.

Et avant que Leprat ne puisse répliquer quoique ce soit, le mousquetaire s’était redressé et avait de nouveau accordé toute son attention à Tréville, lequel venait de prendre la parole.

— Sont retenus, pour rejoindre à partir de ce jour la Compagnie des Mousquetaires de la Garde, commença Tréville.

Toute la première rangée retint son souffle.

— Allano !

Des applaudissements polis fusèrent alors que le susnommé redressait fièrement le buste.

— Aramis !

Tréville

Leprat observa le mousquetaire qui lui avait adressé la parole offrir une accolade au dénommé Aramis. Ce dernier semblait bien jeune, et ne devait guère avoir plus de 17 ans. Il avait, à n’en point douter, dû faire montre de sacrés talents pour obtenir aussi vite la casaque.

— Banvel !

Indifférent aux discrètes manifestations de joie, qui avaient lieues ici et là, le capitaine Tréville continuait son appel.

— Bregent !

— Bretteville !

Leprat se tourna vers le gentilhomme à ses côtés, lui souriant doucement. Aussi blond que Leprat était brun, mais aussi élancé que le jeune homme, ils avaient sensiblement la même constitution et le même âge. Ils avaient croisé le fer ensemble durant l’épreuve de sélection et Leprat reconnaissait que le chevalier de Bretteville était un fin bretteur, à peine perturbé par le fait que son adversaire fut gaucher. Une excellente recrue donc.

— Broussière !

— Carpentier !

— D’Orseac !

Leprat se tourna vers son second voisin et lui adressa le même sourire qu’à Bretteville. Blond lui aussi, il était légèrement plus âgé que ses deux voisins. Il était plus grand aussi mais son allure, sèche et musclée, avait tout du bretteur accompli. Leprat avait également vu D’Orseac combattre. Il était rapide, précis et efficace. Il ferait effectivement lui aussi un excellent mousquetaire.

— Duterne !

Les applaudissements fusaient toujours à chaque nouveau nom. Les oreilles bourdonnantes et le cœur battant la chamade, Leprat n’y faisait plus attention. Pas plus qu’aux mains de D’Orseac et Bretteville qui s’étaient posées sur ses épaules en un silencieux soutien.

— Horville !

— Jobert !

— Kerjean !

Décidément cette liste était bien longue.

— Lefranc !

— Leprat !

— Manset !

— Najac !

Il fallut que ses deux voisins le secouent doucement et lui offrent d’éclatants sourires pour qu’il réalise. Au premier rang, le capitaine Tréville continuait d’égrener sa liste de noms, mais Leprat ne l’entendait plus. Dans son esprit tournait en boucle un seul mot : mousquetaire.

C’était désormais officiel, il était un des leurs !

Reprenant pied sur terre, sous les boutades amusées de D’Orseac et Bretteville, Leprat observa le capitaine replier soigneusement son papier. Il avait été tellement pris dans ses pensées qu’il n’avait même pas entendu la fin de la liste. Dans la cour, le calme religieux qui avait précédé l’appel faisait désormais place à un brouhaha de félicitations entrecoupées d’explosions de joie. Les mousquetaires n’étaient guère connus pour leur discrétion et leur retenue. Ils en faisaient, une fois de plus, la démonstration. Plus loin, deux mousquetaires, les bras chargés de casaques neuves, circulaient au milieu de la cohue pour remettre à qui de droit le précieux sésame distinctif.

Le mousquetaire qui avait déjà adressé la parole à Leprat, passa à proximité du petit groupe alors qu’ils étaient en train de revêtir leur toute nouvelle casaque. Les regards des deux hommes se croisèrent un instant avant que le gentilhomme ne baisse la tête, main sur son chapeau en un salut courtois. Leprat le lui rendit, un fin sourire aux lèvres en apercevant le jeune Aramis qui, avec ce rien d’exubérance que les restes de la jeunesse excusent, emboîtait le pas du mousquetaire avec entrain.

— Ne vous avais-je pas dit que je réussirais ?, pérorait le jeune homme. Il est fort dommage néanmoins que Porthos n’ait pu être là.

Le gentilhomme se tourna vers son jeune compagnon pour lui répondre, mais ils étaient trop loin et Leprat ne put entendre la réponse de ce dernier. Au demeurant, Bretteville venait de l’attraper par le coude pour les entraîner, lui et D’Orseac, vers l’enseigne qui distribuait les ordres de missions aux nouvelles recrues.

Très vite son esprit ne fut donc plus qu’accaparé par ce papier qui détenait désormais la clef de son avenir.

Partie 2 – Juin 1616.

Rue de la Bûcherie, Paris.

Carte de Paris en 1633. Le point bleu clair représente l’Hôtel de Tréville, le point jaune la rue de la Bûcherie, le point rose la taverne de la Croix Bleue. (cliquez pour voir en grand)

Dos à dos avec D’Orseac et Bretteville, bien planté sur ses appuis, la rapière dans la main gauche ainsi que sa dague à sa dextre, Leprat observait la situation d’un œil calme. Une quinzaine de reîtres les encerclaient, lames au clair, prêts à en découdre. Et que deux autres soient déjà étendus au sol baignant dans une mare de sang ne semblait pas les avoir effrayés. Au contraire.

Autour d’eux, les murs de la ruelle dans laquelle le groupe s’était engagé étaient sales, couverts d’humidité et de moisissures qui sortaient à travers les pierres. Il était clair que la rue ne voyait que rarement le soleil. En outre, une sorte de mélange de boue et d’immondices, glissant et malodorant, recouvrait le sol sous leurs pieds, rendant leurs appuis parfois précaires. Comble de malchance, des murs de plus de cinq mètres de haut bordaient deux des côtés de la ruelle, bloquant toute chance de les escalader rapidement. Enfin, derrière eux, se trouvait la Seine, une dizaine de mètres en contrebas.

Le plongeon n’étant guère dans leurs options actuelles, leur seule échappatoire se trouvait donc là où ils étaient entrés…

De l’autre côté de la ligne des soudards…

Leprat entendit Bretteville, pester dans sa barbe inexistante. Dire que tout avait si bien commencé.

Trois jours plus tôt, les trois amis ainsi qu’une vingtaine d’autres mousquetaires avaient reçu des mains même de Tréville des ordres de la plus haute importance. Ils étaient en charge d’escorter le roi et sa cour en province. En effet, les fortes chaleurs commençaient à accabler Paris, rendant l’atmosphère sèche, poussiéreuse et irrespirable. Et les quelques averses orageuses ne permettaient que de transformer la boue des rues en une sorte de cloaque humide et glissant qui crottait les bottes et les chausses et rendait la circulation des piétons compliquée. Comme tous les ans, la cour entière se délocalisait donc en province où l’air se faisait plus doux et respirable. Cette année, le jeune roi Louis XIII avait choisi pour sa retraite estivale le château de Fontainebleau, à quelques kilomètres au sud de la capitale.

Pendant des jours, les domestiques avaient fait des allers et retours pour préparer l’arrivée de la cour à la résidence d’été. Mais le départ, en grande cérémonie et avec procession, du roi Louis, de la reine Anne qu’il avait épousée l’année précédente, et de Marie de Médicis la reine mère, devait suivre un certain décorum. L’itinéraire avait donc été prévu des jours à l’avance, et tous les gentilshommes de la maison du roi avaient fait préparer attelages et carrosses rutilants pour paraître à leur avantage et épater leurs rivaux.

Loin de ces considérations d’ordre protocolaires, Tréville avait ainsi réuni tous ses hommes et effectué une rigoureuse sélection de ses soldats. Après mûres réflexions, il avait enfin fait savoir aux heureux élus qu’ils auraient la glorieuse – mais lourde – tâche d’assurer la sécurité du cortège royal. Le tout sans en avoir l’air ! Leprat, Bretteville et D’Orseac, à leur grand étonnement mais aussi leur grande fierté, avaient fait partie des sélectionnés.

Les trois jeunes gens, qui depuis leur admission aux mousquetaires deux mois plus tôt étaient devenus inséparables, s’étaient donc longuement et soigneusement préparés. Si l’objectif premier de la mission était bien d’escorter le roi, ils se devaient également de représenter la Compagnie des Mousquetaires de la Garde. Il était donc primordial qu’ils paraissent à leur avantage. Les trois jours précédant le départ du cortège royal leurs avaient donc servi à briquer leurs équipements, se refaire une toilette nette et envisager toutes les éventualités d’une attaque.

Puis, le grand jour était venu.

Formant une haie d’honneur, devant l’entrée du Louvre, la vingtaine de mousquetaires, équipés de pied en cape de leurs plus beaux atours, avait emboîté, le matin même, le pas au cortège royal se répartissant tout autour du carrosse du roi Louis et de la reine Anne. Remontant le quai de la Mégisserie, sur la rive droite de la Seine, ils avaient tourné ensuite sur le Pont Notre-Dame et traversé l’île de la Cité par la rue de la Lanterne. Sur le trajet, la foule s’était amassée, acclamant le roi, admirant les équipages ou commentant la procession. Sur le côté gauche du carrosse royal, Leprat, Bretteville et D’Orseac essayaient d’avoir l’œil à tout sans trop y paraître.

Tandis que le carrosse avait dépassé le Petit-Pont pour quitter l’île de la Cité et s’engager dans la rue Saint-Jacques, un mouvement dans la foule avait attiré le regard de Leprat. Parmi les nombreux passants, marchands et autres habitants observant le cortège, il avait alors remarqué cinq hommes à l’allure patibulaire. Vêtus de tenues sombres et sales, les visages cachés par de vieux chapeaux à plumes et des foulards, rapières apparentes aux côtés, ils avaient tout de l’assassin et rien du badaud. Avant même que Leprat ne puisse attirer l’attention de ses compagnons d’armes sur le groupe, l’un des marauds avait fendu la foule lame au clair et fondu sur le carrosse royal.

— Pour Ravaillac, s’était écrié le forcené.

Il y avait eu un instant de stupeur silencieuse. Puis un coup de feu avait claqué dans l’air. L’homme s’était effondré aussitôt, une balle en pleine tête. Des hurlements avaient retenti tandis que la foule s’était dispersée prestement. Avisant deux mousquetaires se portant à sa hauteur, Leprat avait rangé dans ses fontes son pistolet encore fumant et, sans perdre de vue le reste du groupe d’insurgés qui commençait à prendre la fuite, s’était tourné vers le lieutenant Chabert qui venait également de le rejoindre.

— Leprat, Bretteville, D’Orseac, après eux, ordonna ce dernier. Nous restons avec le cortège !

Sans hésiter les trois amis s’étaient élancés à la poursuite du groupe, laissant la procession en arrière. Fendant la foule, qui s’était écartée vivement devant leurs chevaux, les mousquetaires avaient remonté au galop la rue de la Bûcherie. À une quinzaine de mètres, ils furent cependant obligés de mettre pied à terre pour contourner une barricade faite de bric et de broc mais bouchant entièrement la rue.

Constatant que les quatre fuyards s’étaient engagés dans une ruelle perpendiculaire, les trois amis y étaient entrés à leur tour. Pour réaliser aussitôt qu’ils étaient tombés dans un traquenard. À peine avaient-ils mis un pied dans la venelle, qu’une quinzaine de reîtres étaient sortis des ombres, leur bloquant l’issue. Aussitôt d’eux d’entre eux étaient tombés sous les lames des mousquetaires. Mais les autres les avaient encerclés, leur coupant toute retraite.

Pendant quelques instants, mousquetaires et truands se jaugèrent du regard et la situation se figea. Le chef des reîtres hésitait visiblement. Après tout, il avait perdu deux hommes en une fraction de seconde. Il était clair que ces trois-là n’allaient pas se laisser prendre sans combattre. Rajustant le foulard sur son visage, il dégaina une dague de la main gauche et fixa d’un œil mauvais Leprat, juste en face de lui. Suspendu à ses mouvements, la troupe de malandrins attendait qu’il fasse le premier pas.

Avec un cri guttural, le chef des marauds donna finalement l’assaut. Aussitôt ses hommes suivirent le mouvement pour se porter au contact des mousquetaires. Heureusement pour ces derniers, les malfrats n’étaient pas des plus doués avec une lame. En outre, ils peinaient à se synchroniser et avaient tendance à se gêner les uns les autres dans leurs offensives.

D’Orseac profita de cette mêlée confuse pour dévier la lame d’un de ses agresseurs et l’orienter vers un autre. L’épée du reître transperça ainsi le genou d’un de ses complices qui s’effondra en éructant et beuglant contre son comparse. D’un coup de dague bien placé, Bretteville acheva l’homme. Contrairement aux soudards, les trois compagnons savaient se battre sans se gêner et couvraient chacun les arrières des autres. Néanmoins, ils étaient en net désavantage numérique. Et si leur science du combat leur permettait de contrer les nombreux coups, ils n’avaient guère d’occasions d’en rendre. Les rangs ennemis ne diminuaient donc que peu.

Au bout d’une vingtaine de minutes de combat acharné, les trois amis s’étaient débarrassés de seulement quatre malfrats. Et n’en avaient blessé que trois autres légèrement. Le score était faible. D’autant que les reîtres avaient non seulement réussi à les blesser – quoique légèrement – mais avaient aussi lentement et patiemment réussi à les acculer vers le fond de la venelle. Bientôt les trois compagnons d’armes se retrouvèrent bloqués dos à la Seine, une rangée de lames pointées vers eux.

À bout de souffle, de la sueur leur coulant dans les yeux, ils échangèrent des regards dépités. La baignade forcée devenait de plus en plus une option. Pourtant celle-ci ne leur convenait guère. Outre le fait, que fuir n’était point dans leur tempérament, les eaux de la Seine, gonflées par les orages de ces derniers jours, charriaient toutes sortes de débris. Dont des troncs énormes qui, à n’en point douter, allaient leur poser de menus problèmes une fois dans l’eau.

Le chef des reîtres

— Vous n’avez aucune chance, cracha l’un des spadassins dont la moitié du visage était couvert d’une large tache de ranse violâtre.

Des sourires sardoniques apparurent sur les visages de ses acolytes alors qu’ils s’échangeaient des regards victorieux.

— Nous pourrions en dire de même pour vous ! déclara une voix froide derrière le groupe de reîtres.

Les rictus des spadassins s’effacèrent brusquement tandis que Leprat et Bretteville échangeaient un regard soulagé. Quatre des mercenaires se tournèrent brusquement pour constater avec effroi l’arrivée de trois nouveaux intervenants. Et vu leurs rapières dégainées et les casaques bleues sur leurs épaules, ils ne venaient certainement pas pour leur prêter main forte.

— Mousquetaires, avec moi, ordonna celui qui avait interpellé les marauds la première fois.

Lames au clair, les trois hommes chargèrent sans hésiter. Un vent de panique parcourt rapidement les rangs des spadassins. Nul besoin d’être fin tacticien pour comprendre qu’à dix malandrins – mal entraînés – contre six mousquetaires – aussi jeunes soient-ils – leurs chances de survie venaient de drastiquement diminuer. Néanmoins, refusant de s’avouer vaincu, le chef lança un ordre bref. Aussitôt ses hommes se scindèrent en deux groupes.

Galvanisé par l’arrivée de leurs camarades, Leprat, Bretteville et D’Orseac trouvèrent eux aussi un regain d’énergie.

Et l’assaut reprit de plus belle.

Les lames crissèrent les unes contre les autres tandis que chacun se jetait sur son adversaire. L’arrivée providentielle des trois nouveaux combattants permit rapidement de rééquilibrer les chances. Et les groupes se formèrent cette fois-ci en un contre deux. Rapidement, les spadassins tombèrent sous les coups précis et rapides des mousquetaires. Le regain d’énergie de Bretteville, D’Orseac et Leprat fut rapidement fatal au reste de la troupe. Surtout que leurs frères d’armes n’étaient pas en reste. Après quelques passes, feintes et ripostes savamment calculées, ne resta debout que le chef. Sommé de se rendre, ce dernier pesa longuement le pour et le contre avant de finalement remettre son épée.

Le groupe se remit ensuite en route pour rejoindre l’Hôtel de Tréville. Durant le temps qu’avait duré le combat, le cortège royal était parvenu à quitter Paris sans plus d’encombres et les rues s’étaient vidées. Il ne leur fallut donc que peu de temps pour arriver à destination. Le trajet du retour se fit silencieusement. Las et éreintés, leur énergie étant cette fois belle et bien épuisée, les trois amis n’avaient rien dit. Conscient de la fatigue évidente des trois jeunes gens, leurs frères d’armes avaient gardé le silence, leur laissant le temps de se reprendre. Seuls les grognements mécontents du chef des reîtres avaient alors troublés le calme du groupe.

C’est donc au pas, et en silence que la troupe entra dans la cour de l’Hôtel de Tréville, laquelle était quasiment vide à cette heure de la journée. Après avoir enfermé leur prisonnier, Leprat s’était tourné vers leurs trois sauveurs.

— Athos, Porthos et Aramis, nous sommes en dette envers vous !

D’Orseac et Bretteville acquiescèrent gravement.

— Baste, répondit le géant qui se faisait appeler Porthos. Vous aurez sans nul doute l’occasion de régler cette dette. D’une manière ou d’une autre.

— Par un bon repas dans une taverne ? proposa D’Orseac avec un clin d’œil.

L’appétit gargantuesque de Porthos était proverbial chez les mousquetaires après tout. Ce qui expliquait sans doute sa taille et sa carrure, lesquelles avaient tendances à effrayer les ennemis avant même que le combat ne commence. Tout comme sa chevelure noire et son regard tout aussi sombre, qui renforçaient l’aspect inquiétant et bagarreur du personnage. Au demeurant, même s’il effrayait de premier abord avec sa grosse voix et ses grands gestes lorsqu’il parlait, le jeune homme était affable. Et un excellent compagnon lorsque l’on prenait le temps de passer outre les premiers à priori.

— Ce me semble être une fort bonne idée, intervint Aramis.

Fin et blond comme les blés, l’allure soignée et le teint pâle, ce dernier était actuellement le plus jeune membre de la compagnie de Tréville. Et l’exact opposé de Porthos, tant il prenait soin à ne point parler trop fort et à éviter tous gestes brusques. Mais il ne fallait pas se fier à son apparence fluette. Fin bretteur et excellent homme d’armes, le jeune mousquetaire n’était pas le dernier pour dégainer sa rapière. Et qu’il se destine un jour à entrer dans les ordres ne semblait pour le moment guère l’empêcher de chercher querelle aux gardes du Cardinal dès qu’il venait à les croiser. Ce qui amusait grandement certes, mais tout bas. Et personne ne se serait permis de lui en faire la réflexion à haute voix.

Leprat se tourna alors vers Athos, le troisième membre du trio. Depuis qu’il avait interpellé les reîtres dans la ruelle, le jeune homme n’avait pas dit mot, sans que ses camarades ne lui en tiennent rigueur. L’homme était des plus silencieux et le fait était coutumier de tous au sein du régiment. Aussi bon bretteur que ses deux compagnons, quoique qu’un peu plus âgé et bien plus discret, il n’en était pas moins un excellent camarade sage et avisé lorsque l’on savait s’accoutumer de ses silences. Si l’on ne connaissait de lui que son nom de guerre, il était évident à son maintien et son allure, que le sang d’une vieille noblesse coulait dans ses veines. Néanmoins, secret à l’extrême sur ses origines, personne n’avait jamais osé le questionner à ce propos.

Fidèle à ses habitudes, ce dernier acquiesça alors d’un simple signe de tête à la proposition.

— Dans ce cas, c’est décidé, reprit Bretteville. Le temps pour nous de faire notre rapport au capitaine de Tréville et nous vous retrouverons dans deux heures à la taverne de la Croix Bleue.

Deux heures plus tard, après avoir détaillé par le menu leurs mésaventures au capitaine de Tréville et soignées leurs éraflures, D’Orseac, Bretteville et Leprat retrouvèrent Athos, Porthos et Aramis devant l’auberge.

Une fois tout le monde servi et attablé dans la bonne humeur, Leprat se tourna vers Athos à sa droite qui sirotait, en silence, un verre de vin.

— Nous direz-vous ce qui vous a amené à quitter le cortège pour venir à notre aide ?

— C’est ma foi fort simple, commença le jeune homme. Ne vous voyant point revenir mais vous sachant tous trois parfaitement capable de vous débarrasser de quatre marauds, le lieutenant Chabert a soupçonné quelque perfidie. Le cortège étant arrivé aux portes de Paris, il nous a envoyé à votre recherche.

—  Nous n’avons guère eu de mal à remonter votre piste, intervint Aramis. Et sommes arrivés au moment que vous savez.

— Et fort à propos, reconnut Leprat.

S’emparant d’un pichet de vin, il entreprit de remplir les gobelets en étain de tout le monde.

— Messieurs, un toast, proposa-t-il en levant son verre.

Les autres l’imitèrent joyeusement.

— À votre providentielle arrivée, déclara alors Leprat en buvant une gorgée imité par le reste du groupe.

Les discussions reprirent vivement autour de la table. Bretteville et Porthos se chamaillaient joyeusement pour une part de poularde sous les regards amusés de D’Orseac et Aramis qui comptaient les points. Leprat retint un rire devant les simagrées des deux hommes. Porthos comme Bretteville aimaient à se donner en spectacle et vu les coups d’œil de la servante, l’effet était réussi. D’Orseac et Aramis avaient finalement ouvert les paris afin de savoir qui de leurs deux amis partirait au bras d’une conquête ce soir.

Séchant son verre de vin, Athos, visiblement d’humeur bavarde, se pencha vers Leprat. Ce dernier, perdu dans ses pensées, ne faisait plus attention à ce qui se passait autour de lui.

Antoine Leprat à 20 ans.

— Vous connaissez notre devise, non ?, commença le gentilhomme. Vous et vos amis êtes aux mousquetaires. Il y aura donc toujours l’un d’entre nous pour couvrir vos arrières.

Leprat eut un sourire pour son aîné avant de se perdre à nouveau dans ses pensées. Oui, il était aux mousquetaires désormais. Et quelque chose lui disait que ce genre d’aventure n’avait pas fini de se reproduire.

Pourtant, il n’échangerait sa place pour rien au monde.

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