JDR – Livre I : Les Rouages d’un Complot. (Acte 2)

Acte 2 : Mystères à Paris.

Épisode 01.

Hôtel de L’Épervier, rue Saint-Guillaume, Paris, septembre 1633.

C’est André qui ouvrit les portes à l’étrange attelage qui se présenta cet après-midi-là à l’Hôtel de l’Épervier. Tandis qu’Almadès et Leprat déchargeaient la cargaison du chariot jusqu’à une cave et qu’Agnès s’occupait de transférer leur prisonnier dans une autre pièce sécurisée, Guibot leur annonça que le reste du groupe n’était pas encore revenu. Ils convinrent donc de les attendre.

Quelques heures plus tard, alors qu’Almadès était sorti et qu’Agnès était montée se reposer après une rapide collation, Rochefort se fit annoncer. La Fargue étant absent, il demanda, à contrecœur, à parler à Leprat qui le reçut dans la salle commune. L’ambiance était polaire entre les deux hommes qui ne s’étaient jamais supportés, Leprat appartenant aux mousquetaires, Rochefort aux gardes du Cardinal…

En quelques mots rapides, le chevalier d’Orgueil résuma donc la mission, leur prise et le résultat de leurs recherches.

— J’enverrais bientôt des hommes récupérer Dur-Poing pour l’envoyer dans une… cellule digne de ce nom.

Leprat eut un reniflement dédaigneux à la remarque, volontairement hautaine de Rochefort, sur la sécurité de l’Épervier. Sans tenir compte de l’interruption, l’homme du Cardinal enchaîna.

— La cargaison restera ici le temps de déterminer ce que nous en ferons. En attendant, allez donc jeter un œil à cette adresse, voir ce que vous pouvez y découvrir. De mon côté, j’ai des choses plus importantes à faire.

Sans un mot de plus, Rochefort quitta l’Hôtel de l’Épervier.

Envoyée quérir Agnès, Naïs redescendit des étages avec cette dernière sur les talons. Au même moment, Almadès entrait à son tour dans la pièce. Revenu de sa sortie, il avait croisé Rochefort, juste devant la porte de l’Épervier. Leprat fit savoir à Guibot que le Cardinal se chargerait de récupérer le prisonnier, puis il se tourna vers les deux autres pour leur présenter leur nouvelle mission. Dans l’attente de voir le capitaine revenir, ils convinrent donc d’aller à l’adresse et d’aviser ensuite.

Sortant de l’Épervier, ils remontèrent au pas la rue Saint-Guillaume et entrèrent dans Paris par la porte de Buci. Traversant la Seine par le Pont Neuf, qui comme à l’habitude était le théâtre d’une grande agitation, ils bifurquèrent ensuite sur leur droite et remontèrent la rive jusqu’au Châtelet avant d’arriver rue de la Potterie. Ils n’eurent aucun mal à trouver l’enseigne du “Pot cassé”. Il n’y avait en tout et pour tout que trois enseignes dans cette rue. Dont une seule correspondant à la description.

Carte de Paris en 1633. Le point vert représente l’Hôtel de l’Épervier, le point orange l’enseigne du Pot Cassé. (cliquez pour voir en grand)

Passant devant le bâtiment, ils constatèrent que celui-ci correspondait à un atelier de poteries. Le rez-de-chaussée, de ce qu’ils purent en voir à travers les fenêtres, abritait le magasin et visiblement un atelier. Les deux étages étant vraisemblablement des logements dont un sans doute à l’usage de la famille de l’artisan. Contournant la rue, ils allèrent rapidement observer l’arrière du bâtiment. Mais le mur aveugle donnait directement sur la cour d’un hôtel particulier, dont le large portail en fer interdisait l’accès. Il n’y avait donc qu’un seul accès, par la rue qu’ils venaient de quitter.

Revenant dans la rue de la Potterie, Almadès et Leprat dépassèrent la boutique, visiblement sans y prêter attention et s’arrêtèrent un peu plus loin, hors de vue de ceux entrant et sortant mais gardant tout de même un œil sur les allers et retours des clients, qui n’étaient guère nombreux à cette heure. Agnès, elle, s’était résolument arrêtée devant la devanture et, après avoir mis pied à terre et attaché son cheval, était entrée.

Tout en pénétrant dans la pièce, Agnès se fit un plan mental rapide des lieux. La première partie était la boutique proprement dite. Étagères et présentoirs étaient remplis de sculptures, bibelots et ustensiles divers, finement ouvragés. La seconde partie de la pièce était l’atelier. Communiquant directement avec la boutique, celui-ci permettait aux clients d’observer le maître potier et ses apprentis à l’œuvre. Et inversement puisque notant l’entrée d’Agnès, le potier abandonna aussitôt son ouvrage pour se diriger vers elle.

— Puis-je vous aider Madame ?

— Je flâne, répondit Agnès. Me permettez-vous d’observer vos œuvres et votre ouvrage ?

— Certes oui, je vous en prie, acquiesça l’artisan.

Et avant qu’Agnès ne puisse ajouter quoi que ce soit, il se précipita dans l’atelier, houspillant un jeune apprenti.

— Morbleu, pas comme ça bougre d’âne !

Agnès emboîta le pas de l’artisan pour étudier plus en détail l’atelier, qui somme toute semblait assez banal. La jeune femme allait tourner les talons lorsqu’elle remarqua, sur une étagère, une série de sculptures et pot déformés et ébréchés. Visiblement les essais des novices. L’étagère et son contenu auraient pu être des plus banals si au milieu de tous ces loupés ne s’était pas trouvée une petite statuette, parfaitement proportionnée et sans aucun défaut.

— Cette sculpture est-elle à vendre ? interrogea Agnès

Le potier releva la tête de son ouvrage et observa la statuette désignée par Agnès. Il pâlit légèrement.

— Vous savez, tout ce qui se situe sur cette étagère est plus ou moins raté, expliqua-t-il.

— Celle-ci me semble pourtant particulièrement réussie, insista Agnès.

Une goutte de sueur glissa le long de la tempe du marchand, ce qui n’échappa pas à la jeune femme.

— Il s’agit sans doute d’un objet créé par l’un des disciples et oublié là, bégaya le potier. Dans tous les cas, il n’est pas de moi et n’est, par conséquent, pas à vendre.

Il tendit la main vers l’objet puis se ravisa soudainement pour prendre un tissu qu’il déposa prestement sur la statuette alors qu’Agnès commençait à attraper et observer de plus près les autres sculptures défectueuses à côté.

— Vous savez, insista encore l’homme, ce ne sont que des ébauches et des essais.

— J’apprécie particulièrement les imperfections, répliqua Agnès en mettant le plus de sincérité possible dans sa voix pour amadouer l’homme qui commençait à paniquer.

Ne voulant pas paraître trop suspecte, Agnès reposa la sculpture qu’elle étudiait nonchalamment et recula d’un pas, ignorant volontairement l’étagère et la statuette. Aussitôt l’homme parut se détendre.

— Si vous voulez vraiment une de ces… œuvres, alors je pourrais vous la vendre à un prix modeste, proposa-t-il.

Agnès pesa rapidement le pour et le contre. L’homme était sur ses gardes, mieux valait donc rester dans le rôle d’une cliente un peu excentrique. Elle observa quelques instants les pots proposés et s’empara de l’un d’entre eux, qu’elle tendit au potier. Celui-ci s’empressa d’attirer la jeune femme encore plus loin de l’étagère pour conclure sa vente. Une fois ceci fait Agnès quitta la boutique, satisfaite de sa découverte. Rejoignant ses compagnons, qui attendaient toujours un peu plus loin, elle se tourna vers Almadès pour lui glisser la petite poterie déformée entre les mains.

— Un petit cadeau pour vous, glissa-t-elle avec un sourire taquin.

Si Leprat ne put retenir un léger sourire amusé devant l’air parfaitement ingénu et innocent d’Agnès, le très sérieux Almadès se contenta de lever un sourcil circonspect devant l’étrange cadeau. Qu’il empocha par ailleurs sans un mot.

En quelques phrases, Agnès leur raconta ensuite l’étrange visite qu’elle venait de faire. D’un commun accord ils convinrent que l’endroit était suspect et qu’ils reviendraient tous à la tombée de la nuit pour visiter les lieux plus en détails. Ne s’attardant pas plus dans les parages pour éviter toutes suspicions, Almadès et Agnès laissèrent Leprat sur place, promettant de le relever dans deux heures, et rentrèrent à l’Hôtel de l’Épervier.

À la tombée de la nuit, toujours sans nouvelles des autres, Almadès et Leprat décidèrent de mettre leur plan à exécution et de rejoindre Agnès alors en surveillance. Aucun d’entre eux n’ayant suffisamment de connaissances pour pouvoir forcer la porte sans laisser de traces, et Laincourt n’étant toujours pas revenu de sa mission avec le capitaine, Leprat passa juste avant chez Maître Sorel, un serrurier auquel les Lames faisant régulièrement appel, pour que ce dernier les accompagne.

En deux temps, trois mouvements, la porte fut ouverte, sans que la moindre trace d’effraction ne puisse être détectée. Discret, comme à son habitude, Maître Sorel s’éloigna, indiquant qu’il attendrait dans une taverne proche le moment de refermer. Tout était sombre à l’intérieur et aucun bruit ne leur parvenait. Profitant de l’obscurité de la rue et de l’absence de passants, Agnès et Leprat entrèrent à pas de loup dans la boutique. Almadès resta en guetteur à proximité.

À tâtons dans la pièce, juste éclairés par la légère lueur de la lune qui passait à travers les fenêtres, Leprat et Agnès fouillèrent l’endroit. Dans l’atelier, sur l’étagère, Agnès remarqua aussitôt l’absence de la statuette suspecte. Alors qu’elle faisait le tour des autres présentoirs pour tenter de la retrouver, Leprat se glissa de l’autre côté de la pièce. Sur une des tables, il aperçut alors un pot isolé et retourné. Intrigué, il souleva ce dernier pour trouver, sans que le doute ne soit possible, la fameuse sculpture de gargouille qui avait éveillé la curiosité d’Agnès. Et provoqué l’affolement du maître artisan ! En fouillant un peu plus les ombres du regard, Leprat repéra ensuite sur le mur du fond, près d’une tenture couvrant en partie les pierres, une niche étrangement semblable à la forme de la sculpture.

Agnès, n’ayant rien trouvé de son côté, le rejoignit à ce moment. Sans hésiter, elle ôta la statuette des mains du mousquetaire et la glissa dans l’alcôve. Un léger cliquetis résonna dans la pièce, accompagné du bruit étouffé de divers engrenages s’enclenchant les uns après les autres. Dans un discret grincement et un léger appel d’air, une partie du mur pivota dévoilant, derrière la draperie, un passage obscur à peine éclairé par une pâle lueur venant de loin.

La jeune baronne se tourna vers le mousquetaire, qui, en l’absence du capitaine La Fargue, faisait office de lieutenant. Elle attendait avec une pointe d’impatience sa décision. Tout cela sentait le piège et la conspiration et une petite décharge d’adrénaline parcourut ses veines. C’était pour cela qu’elle avait repris du service auprès des Lames. Pour frôler le danger, déjouer des complots et protéger le Royaume de France. Et pour le frisson d’excitation que lui procurait la chasse aux indices aussi.

Leprat retint un sourire devant la visible fébrilité d’Agnès mais ne fit aucun commentaire. Après tout, la même fièvre s’emparait de lui au fur et à mesure que le mystère s’épaississait autour d’eux… Mais un reste de prudence le retenait également. Il hésita quelques secondes, pesant le pour et le contre. Concrètement, Rochefort ne leur avait qu’ordonné de surveiller les lieux. Pas de commettre une effraction. Ni de se jeter dans un éventuel piège.

— Préviens Anibal, nous descendons, décida-t-il finalement.

D’un autre côté, si complot de la Griffe Noire il y avait, autant le stopper au plus vite…

Dans la rue de la Potterie, Almadès s’était nonchalamment adossé contre le mur opposé à la devanture, tel un passant perdu dans ses pensées. La faible lueur de la lune éclairait à peine son visage, dans l’ombre du bâtiment. Mais elle lui permettait tout de même de voir la rue et même de distinguer les mouvements dans la boutique. Du moins au début, car depuis quelques minutes, Agnès et Leprat étaient passés dans l’atelier et il ne pouvait plus les voir.

Dans un rituel immuable et inconscient, il fit tourner autour de son annulaire sa chevalière par trois fois. Le bijou, d’acier terni, était frappé d’une une rapière traversant une croix grecque fleurdelisée. Ses compagnons portaient tous la même chevalière, symbole de leur appartenance aux Lames. Après quelques instants d’attente, il distingua finalement la silhouette d’Agnès qui revenait à la fenêtre et lui fit signe d’entrer.

— Nous avons trouvé une porte dérobée actionnée par la statuette. Le passage descend visiblement assez loin, nous allons voir ce que cela donne.

— Je reste ici pour assurer vos arrières, assura Almadès.

— Dans ce cas, n’hésitez pas à renfermer derrière nous si quelqu’un vient, lui conseilla la jeune femme.

Ils échangèrent un long regard, conscients, l’un comme l’autre, que si cette solution venait à être utilisée, Agnès et Leprat seraient, selon toute vraisemblance, coincés en territoire ennemi, sans espoir de secours.

— Soyez prudents, conclut le maître d’armes.

Alors qu’Agnès pénétrait à la suite de Leprat dans le passage, l’Espagnol s’installa dans l’atelier, surveillant la porte de la boutique et la portion de la rue qu’il pouvait encore voir à travers la fenêtre.

Leprat était entré en tête dans le passage secret, descendant prudemment les escaliers, Agnès sur ses talons. La pierre était froide et une légère odeur d’humidité remontait dans le couloir. Mais plus ils descendaient, plus la lumière se faisait distincte devant eux. Arrivés au milieu des marches, ils constatèrent alors que l’escalier bifurquait sur la gauche. Avec prudence, ils s’engagèrent dans cette seconde partie du passage, débouchant soudainement sur une vaste salle aux allures de chapelle. Mais mis à part les colonnades et la voûte, celle-ci semblait entièrement vide. À l’exception d’une bougie brûlant doucement sur un bougeoir.

Ils firent le tour de la pièce du regard pour constater qu’à part deux portes, il n’y avait absolument rien. Échangeant un nouveau regard, avec Agnès, Leprat s’empara d’une petite bougie qu’il alluma à celle déjà enflammée et ouvrit la porte de droite, s’engageant dans un nouveau couloir sombre que la chiche lueur de son flambeau ne parvenait pas à totalement éclairer.

Très vite, les ombres l’avalèrent alors qu’il continuait à avancer ne distinguant rien d’autre que les murs du couloir sur sa droite et sa gauche et l’obscurité profonde devant lui comme derrière…

Imitant le mousquetaire, Agnès s’approcha de la porte se trouvant en face d’elle et actionna à son tour la poignée. Un cliquetis résonna alors derrière l’huis et la jeune baronne se figea. Incrédule et surprise, elle se demanda quel mécanisme elle venait involontairement de déclencher…

Dans l’atelier, Almadès se recroquevilla derrière une étagère en apercevant une silhouette s’approcher de la vitre de la devanture. Il vit distinctement l’homme tourner la tête à gauche puis à droite, observant la rue, avant de se glisser par la porte, toujours déverrouillée et entrer dans la boutique.

Égrenant toute une liste de jurons mentaux, Almadès battit en retraite vers l’arrière de l’atelier et le passage secret. Priant pour que l’inconnu ne connaisse pas les lieux, il se dissimula dans l’entrée du passage, juste derrière la draperie, prêt à retirer la statuette de son logement pour refermer l’accès si nécessaire.

Mais la malchance jouait visiblement avec lui. Quelques secondes plus tard, l’inconnu pénétra à son tour dans l’atelier, scrutant les ombres. De sa position, à travers la tenture, tout ce qu’Almadès put apercevoir c’était une silhouette sombre. Puis il constata qu’une étrange lueur dorée éclairait légèrement la pièce au fur et à mesure que la silhouette se déplaçait lentement.

Tandis que l’inconnu s’arrêtait pour scruter la pièce, semblant en visualiser le moindre de ses recoins, l’Espagnol réalisa soudainement que la lueur émanait directement du visage de l’homme. Il n’eut cependant pas le temps de s’interroger plus que ça sur l’incongru de la situation, car l’inconnu arrêta finalement son regard sur la tapisserie et commença à avancer résolument vers celle-ci…

Et d’Almadès par la même occasion…

Épisode 02.

Enseigne du Pot Cassé, rue de la Potterie, Paris, septembre 1633.

Carte de Paris en 1633. Le point orange représente l’enseigne du Pot Cassé. (cliquez pour voir en grand)

Avant qu’Agnès ne puisse s’interroger plus sur le mécanisme qu’elle venait de déclencher ou même tenter quoique ce soit, elle sentit le sol se dérober sous ses pieds. Un petit cri lui échappa alors qu’elle chutait soudainement suite à l’ouverture d’une trappe dissimulée sur le seuil de la porte. In-extremis, elle parvient à se rattraper au rebord de l’ouverture et se retrouva suspendue par la seule force de ses doigts au-dessus d’une fosse vide. 

Enfin, non, pas tout à fait vide put-elle constater grâce à la chiche lumière de la bougie qui éclairait la pièce.

Au fond, elle pouvait apercevoir une rangée de pics aiguisés pointant vers elle.

Ainsi que les restes d’un malheureux qui n’avait pas eu le temps de se rattraper.

— Vraiment parfait ! pesta-t-elle en ses dents serrées par l’effort pour ne pas lâcher sa prise salvatrice.

Leprat continuait d’avancer pas à pas dans l’étroit et sombre tunnel, guettant le moindre bruit lui indiquant un danger ou une présence. La faible lueur de sa bougie ne parvenait pas à dissiper les ombres autour de lui et n’importe qui aurait pu se dissimuler dans l’obscurité profonde à quelques mètres devant. 

Un cri étouffé lui parvint soudain de derrière… 

Agnès !

Sans hésiter, le mousquetaire fit prestement demi-tour.

Au pas de course, Leprat arriva dans la salle qu’il venait de quitter. Son regard se porta aussitôt sur la seconde porte et la trappe ouverte juste devant. Un frisson d’horreur remonta le long de son échine avant qu’il ne remarque la main d’Agnès, fermement agrippée sur le rebord. Soulagé, il se dépêcha de la rejoindre et se pencha sur la fosse, lui tendant sa main. La jeune femme s’en saisit aussitôt et Leprat commença à la hisser vers lui.

Alors qu’Almadès observait avec angoisse l’inconnu s’approcher de plus en plus de sa position et tendre la main vers la tapisserie, il vit ce dernier se figer, visiblement aux aguets et finalement murmurer rapidement quelques mots que l’Espagnol ne put comprendre. L’air frémit autour de l’inconnu, floutant encore plus les contours déjà indistincts de sa silhouette. Puis il fit un pas de côté avant de disparaître de la vue du maître d’armes. Celui-ci plissa des yeux, intrigué. On aurait dit que l’étrange visiteur venait de se faire purement et simplement absorber par les ombres environnantes de l’atelier. C’était de la magie, sans aucun doute, où il ne s’appelait plus Anibal Antonio Almadès di Carlio… 

L’Espagnol ne put néanmoins s’interroger plus longuement sur l’étrange scène qu’il venait de vivre puisqu’il entendit la porte de la boutique s’ouvrir. Une demi-seconde plus tard, une voix s’étonna de la trouver déverrouillée et une autre pesta contre le boutiquier et son incompétence. Quelques instants après, apparaissaient dans son champ de vision un homme et un drac fouillant consciencieusement la boutique du regard.

Il hésitait encore sur la marche à suivre lorsqu’un cri étouffé remonta du fond du passage. Craignant pour la vie de ses compagnons et ne pouvant de toute façon rien faire de plus dans l’atelier, il descendit prestement les escaliers afin de les rejoindre.

Lorsqu’il déboucha dans la salle, ce fut pour apercevoir Leprat aidant Agnès qui s’était visiblement fait prendre dans un piège. Se portant aux côtés du mousquetaire, il attrapa la seconde main d’Agnès et à eux deux ils remontèrent enfin la jeune baronne.

— Merci, souffla Agnès soulagée en se redressant. Méfions-nous, il y a sans doute des pièges ailleurs.

— Nous ne sommes plus seuls, annonça Almadès impassible. Deux hommes et un drac arrivent.

Les trois compagnons échangèrent des regards effarés. Il n’y avait absolument aucun endroit où se dissimuler dans la pièce.

— Le couloir, indiqua finalement Leprat.

Il désigna de la main la porte qu’il avait empruntée plus tôt.

— Avec un peu de chance, c’est vers la porte piégée qu’ils iront et se désintéresseront de l’autre.

— Et la trappe ? s’enquit Agnès.

Les deux hommes se tournèrent d’un seul mouvement vers la porte piégée et la trappe toujours ouverte. La remarque d’Agnès était des plus pertinentes. Impossible qu’en arrivant dans la pièce, les inconnus ne manquent ce trou béant. Ils ne seraient alors pas long à comprendre qu’ils avaient des visiteurs indésirables.

Almadès s’approcha alors de la porte piégée, dont la poignée qu’avait actionnée Agnès était toujours baissée. Se penchant précautionneusement au-dessus du piège, il remit la poignée en position initiale. Dans un chuintement étouffé, la trappe se referma. 

Agnès et Leprat lui adressèrent un regard stupéfait. 

Sans un mot de superflu, Almadès leur désigna ensuite la seconde porte et ils s’y engouffrèrent tous trois. Ne s’aventurant pas dans l’étroit couloir, ils restèrent collés contre la porte, l’oreille aux aguets.

Un peu en arrière, l’étroitesse du couloir ne leur permettant pas de s’y tenir tous de front, Agnès entendit provenir du fond du couloir une légère musique. Intriguée, elle s’avança dans le noir à pas prudents. Au bout de quelques dizaines de mètres, elle arriva à ce qui semblait être un escalier. C’était visiblement du haut de celui-ci que provenait la mélopée. Si son sens de l’orientation était bon – et elle savait que c’était le cas – elle se trouvait juste sous l’hôtel particulier voisin de l’enseigne du Pot Cassé. À n’en point douter, la musique provenait donc de celui-ci. Et l’escalier y menait tout droit. Un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Le mystère se levait enfin un peu !

Revenant avec prudence sur ses pas, elle rejoignit ses deux compagnons.

L’oreille collée à l’huis, Almadès guettait les sons provenant de derrière la porte. Très vite, il capta l’écho d’une chute, venant sans nul doute de l’escalier descendant jusqu’à la salle. Un gémissement plaintif s’éleva, vite suivi ensuite du gargouillis reconnaissable d’une lame s’enfonçant dans des chairs humaines. Un lourd silence s’installa quelques secondes avant qu’un très léger claquement de pas bottés ne reprenne. Visiblement, le visiteur avait fait un tour complet de la pièce à pas lents avant de s’approcher de la porte piégée. 

Avec attention, l’Espagnol guetta le prochain son. Il y eut un petit sifflement puis un chuintement. Et enfin le léger craquement reconnaissable d’une porte qui s’ouvre. Pas de bruit de chute. Ni de cri. L’inconnu avait visiblement trouvé l’astuce pour contourner le piège. Le cliquetis des pas s’éloigna encore un peu. Le visiteur était visiblement entré dans la pièce suivante.

Almadès se tourna vers Leprat, dont il distinguait à peine les traits dans l’obscurité. D’un léger signe de tête, le mousquetaire acquiesça et entrouvrit la porte.

Dans l’entrebâillement de leur porte, Leprat aperçut de suite le corps d’un reître baignant dans son sang au pied de l’escalier. Il vit ensuite la seconde porte, ouverte, mais la trappe fermée. Un peu avancée dans la seconde salle se trouvait une silhouette sombre leur tournant le dos. De leur position, ils pouvaient apercevoir dans la nouvelle pièce quelques bougies formant visiblement des pentacles au sol. Leprat se tourna vers Agnès, l’interrogeant du regard.

— Sans doute une salle de rituel draconique, annonça à mi-voix la jeune femme.

Elle chercha un instant dans les souvenirs de son noviciat chez les Châtelaines mais rien de plus ne lui vint. Impossible donc de dire à quelle sorte de rituel cette salle était destinée. Désolée, elle secoua la tête négativement à l’intention de ses compagnons.

Leprat réfléchit quelques instants puis poussa résolument la porte pour sortir de leur refuge. Il était temps d’avoir des réponses ! Dégainant son épée mais la pointant vers le bas, il s’avança d’un pas décidé dans la salle à la rencontre de l’inconnu qui lui tournait toujours le dos. Agnès et Almadès lui emboitèrent le pas avant de se dissimuler de chaque côté des linteaux, invisibles depuis l’intérieur de la salle de rituel.

— Que faites-vous céans et que cherchez-vous exactement ?

L’individu se retourna lentement et un même tressaillement de surprise parcourut les deux hommes alors qu’ils se dévisageaient silencieusement. En une fraction de seconde, une douzaine de souvenirs remontèrent dans l’esprit de Leprat. Une forêt dans l’est. Sa compagnie de mousquetaires. La grande silhouette sombre et menaçante d’un dragon. Des vagues de feu. Les gémissements d’agonie des mourants. L’odeur âcre des chairs brûlées. Une silhouette hybride providentielle. Leurs attaques désespérées. Sa lame se brisant. Une magie de glace mortelle et imparable. Une gerbe de sang écarlate. Le silence irréel du petit matin. Et une rangée de tombes fraîches.

— Chevalier d’Orgueil, vous ici ? Étonnant ! déclara l’inconnu d’une voix grave qui sortit Leprat de ses douloureux souvenirs.

— Vous ? s’étonna Leprat à son tour.

Instinctivement, la main gauche du mousquetaire se serra un peu plus sur la poignée blanche de sa rapière d’ivoire. Sa rapière, unique et si particulière, qui attirait les regards des passants et des curieux. Sa rapière, dont il ne parlait jamais, même à ses proches. Sa rapière qui lui valait sa célébrité et sa renommée. Sa rapière, qu’il devait à l’homme en face de lui, même s’il en ignorait les raisons intrinsèques… 

Une centaine de questions traversèrent simultanément l’esprit de Leprat. Qui êtes-vous ? Pourquoi être intervenu cette nuit-là ? Quels sont vos desseins ? Pourquoi cette lame ? Pourquoi moi ?… Il ouvrit la bouche pour laisser libre cours à toutes ses questions restées sans réponses autrefois quand il se souvint soudainement de la présence d’Agnès et Almadès juste derrière lui. Et des raisons de sa venue ici. Il avait attendu des années pour obtenir des explications, il pouvait attendre un peu plus après tout. 

Les échos et ragots qu’il avait récupéré ici et là de ses quelques contacts en ville lui revinrent alors en mémoire. Se reprenant, il retrouva son professionnalisme et mit de côté tout ce qui touchait au personnel.

— Ainsi c’était bien vous. J’avais ouï dire que quelqu’un vous ressemblant étrangement avait été vu surveillant le Louvre dernièrement. 

L’homme eut un petit soufflement de nez amusé.

— Il est fort possible qu’il s’agisse de moi en effet. Je suis de nature plutôt discrète mais j’ai néanmoins du mal à ne pas attirer l’attention.

— Vous m’en direz tant, ironisa Leprat pince-sans-rire. Et puis-je savoir ce que vous faites ici alors ?

Sans un mot, l’homme écarta les bras pour désigner d’un geste l’ensemble de la pièce, aménagée, comme l’avait deviné Agnès, pour un rituel.

— Avant que vous ne posiez la question, non ce n’est pas moi qui aie prévu de réaliser ce rituel.

— Et savez-vous au moins à quel type de rituel elle est destinée ? s’enquit Leprat.

— Absolument pas, reconnut l’étranger. J’ai découvert ce passage cette nuit-même.

— Que cherchiez-vous donc pour arriver jusqu’ici ?

— Cela faisait plusieurs nuits que je suivais l’homme qui gît derrière vous.

Leprat marqua une pause et tourna la tête en direction du cadavre à quelques mètres derrière lui dans la première salle.

Profitant que le mystérieux visiteur soit en pleine discussion avec Leprat, Agnès glissa un œil discret en travers de l’huis. L’homme qui lui faisait de trois-quarts face, légèrement dissimulé par le mousquetaire qui tournait le dos à la jeune femme, était plutôt grand et élancé. Sous ses vêtements de voyage poussiéreux et sa cape sombre elle pouvait deviner la musculature sèche d’un homme entretenant son corps entier comme une arme mortelle. Son feutre noir à panache gris dissimulait en partie des cheveux poivre et sel, de la même couleur que sa barbe de quelques jours, qui lui tombaient jusqu’aux épaules. 

Mais ce qui attira surtout le regard de la jeune baronne ce ne fut pas sa silhouette de bretteur aguerri. Ni son visage, qui aurait pourtant pu être qualifié de beau s’il n’avait pas eu cette triple griffure lui traversant le visage, du front jusqu’à la joue droite. Ni même le cache-œil en cuir noir qui couvrait son œil droit et dissimulait sans nul doute une orbite vide.

Non, ce qui attira le regard d’Agnès et manqua de lui provoquer un petit hoquet de stupeur c’était le léger défaut dans le fourreau de sa rapière qui laissait entrevoir la lame. Une lame complètement noire. Une lame comme elle n’en avait vue jusque-là qu’entre les mains des Louves et des Gardes Noirs qui formaient l’escorte particulière de cet ordre tout aussi singulier au sein des Châtelaines. Une lame en draconite. Une lame tueuse de dragon ! Il était pourtant indéniable que l’homme n’était pas un Garde Noir. Alors comment une telle rapière pouvait se trouver entre ses mains ? Et à quelle fin la destinait-il ?

Leprat détourna son regard du cadavre au moment où son interlocuteur reprenait la parole.

— Et vous, quels desseins vous ont conduits ici ?

Le mousquetaire pesa le pour et le contre ainsi que la quantité d’informations qu’il pouvait donner à son mystérieux interlocuteur sans risques.

— J’ai moi aussi suivi une piste qui m’a mené jusqu’ici où je suis entré enquêter.

Un sourire amusé se dessina sur les lèvres de l’homme.

— Visiblement votre altercation passée vous amène à combattre, aujourd’hui encore, les mêmes ennemis qu’autrefois…

Leprat frissonna imperceptiblement. L’homme parlait par énigmes. Mais s’il interprétait correctement ses paroles, celui-ci était en train de sous-entendre qu’une fois de plus, il avait pour ennemi un dragon. En son for intérieur, le mousquetaire pria rapidement pour que cette mission ne s’achève pas aussi tragiquement que celle à laquelle son interlocuteur faisait allusion. Songeant à la cargaison qu’ils avaient ramenée à l’Épervier, et parfaite pour être utilisée dans un rituel magique selon Agnès, Leprat jeta un nouveau coup d’œil à la salle.

— Et savez-vous qui compte utiliser cette salle ? s’enquit-il.

— Jusqu’à présent non, mais je le soupçonne fortement de faire partie de la cour du roi. C’est ainsi que j’ai été amené à suivre les deux individus qui m’ont conduit jusqu’ici.

Leprat blêmit légèrement.

— Vous êtes en train d’insinuer qu’il y aurait un dragon dans l’entourage de Sa Majesté ?

— Possiblement, lui répondit l’homme.

Si le mousquetaire faisait tout pour cacher l’émoi qu’une telle information provoquait chez lui, l’homme en revanche ne semblait pas plus ébranlé que ça par l’énormité de la nouvelle qu’il venait d’annoncer. 

— Et il semblerait, si mes soupçons s’avèrent justes, que celui qui habite l’hôtel particulier juste au-dessus de nous soit celui que je recherche, conclut l’étranger.

Leprat resta sans voix quelques secondes. 

Un dragon ! 

Dans l’entourage du roi de France ! 

Si l’information était vraie – et il n’y avait aucune raison qu’elle ne le soit pas – le complot dépassait allègrement tout ce que les Lames avaient pu vivre jusqu’ici. 

Estimant qu’il en avait sans doute assez dit, l’individu s’avança vers le mousquetaire toujours dans l’encadrement de la porte.

— Si vous me permettez…

Sans un mot, Leprat s’écarta pour le laisser passer et l’homme franchit le seuil de la salle de rituel en sens inverse. Il marqua un temps d’arrêt devant Almadès puis Agnès et salua cette dernière d’un « madame » poli avant de poursuivre vers l’escalier. Une seconde plus tard, Leprat passait à son tour le seuil, observant la silhouette s’éloigner. Une révélation le frappa soudain. Il hésita un court instant puis il fit un pas en direction de celui qu’il savait aussi être un dragon, même s’il aurait été bien en peine de dire s’il était un ennemi, un allié ou simplement neutre dans toute cette histoire. 

— Me direz-vous votre nom avant de disparaître une fois encore ? lança le mousquetaire.

Au bord de l’escalier, la silhouette déjà presque entièrement enveloppée dans l’obscurité stoppa son mouvement et se retourna lentement de trois-quarts. Avec un petit sourire énigmatique, il posa une main sur le rebord de son feutre qu’il inclina dans un salut courtois.

— On me nomme Lame Noire.

Avant que Leprat ou ses compagnons ne puissent ajouter quoi que ce soit, il se fondit de nouveau dans la pénombre, échappant à leur regard. Leprat songea à la lame en draconite dissimulée dans le fourreau et qu’il avait vue en action des années plus tôt. 

Lame Noire

C’était de circonstance effectivement… 

Il se tourna vers les deux autres qui n’avaient pas dit un mot depuis le début de cet étrange échange, même s’ils n’en avaient pas perdu une miette.

— Nous en savons assez je crois, conclut le mousquetaire. Il est temps de rentrer.

Remontant rapidement l’escalier, où le cadavre du drac qu’Almadès avait brièvement entraperçu plus tôt les attendait, le petit groupe déboucha dans l’atelier de poterie.  Décidant de laisser tout en l’état, ils fermèrent le passage secret, replacèrent la statuette sous son pot et quittèrent la rue de la Potterie, non sans avoir demandé à Maître Sorel de verrouiller la porte et de rentrer ensuite chez lui. Récupérant leurs chevaux qu’ils avaient discrètement laissés un peu plus loin, ils reprirent ensuite sans mot dire la direction de l’Hôtel de l’Épervier.

Après quelques instants de chevauchée silencieuse, n’y tenant plus, Agnès se tourna vers Leprat qui fermait la marche.

— Tu nous expliques ? demanda-t-elle. D’où connais-tu cet individu ?

— Je vous raconterais lorsque les autres seront revenus, esquiva Leprat.

Agnès ouvrit la bouche pour protester mais le mousquetaire la coupa d’un ton las.

— C’est une vieille histoire certes, mais elle reste douloureuse. J’aimerai ne pas devoir la répéter.

Devant le regard hanté de l’homme, Agnès n’insista pas et le retour s’acheva dans un silence lugubre. À peine les portes de l’Hôtel passé et les chevaux dessellés et bouchonnés, chacun disparu dans ses quartiers, profiter du reste de la nuit.

Épisode 03.

Hôtel de l’Épervier, rue Saint-Guillaume, Paris, septembre 1633.

Ce matin-là, l’aube éclairait à peine les toits de Paris qu’à l’Hôtel de l’Épervier le fracas de deux lames s’engageant résonnait déjà, accompagnés des ahanements des belligérants n’épargnant pas leurs efforts. 

La lame d’acier de Tolède para haute sa consœur en ivoire, rabattant cette dernière vers les cuisses de son propriétaire, lequel esquiva en arrière pour éviter la morsure de la lame. Sans hésitation aucune, l’acier poursuivit son chemin, formant un arc de cercle avant de pointer de nouveau d’estoc en direction des jambes adverses. L’ivoire para et dégagea l’acier avant de lancer une riposte sur la gauche. À son tour l’acier para, puis feinta sur la droite avant de revenir sur la cuisse gauche adverse qui dû se fendre à nouveau. L’ivoire para in extremis et les deux lames restèrent en contact quelques instants avant de se retirer. Elles revinrent alors à leur position de départ, en garde. 

Le crissement cessa et le silence s’installa dans l’air, à peine perturbé par les respirations lourdes des deux hommes. 

— Plus aucune faiblesse dans votre cuisse, constata Almadès en désignant de sa lame la jambe gauche de Leprat.

— Ce me semble en effet, confirma le mousquetaire.

Il rengaina sa rapière et l’Espagnol l’imita. 

— Nos séances matinales auront finalement porté leurs fruits, conclut Leprat.

Grièvement blessé à la cuisse trois mois plutôt, Leprat, du fait de sa ranse qui l’affaiblissait et l’épuisait, avait tardé à se remettre pleinement. Bien qu’ayant cachées les véritables raisons de la lenteur de sa convalescence à ses compagnons d’armes, il profitait depuis lors des habitudes matinales d’Almadès pour croiser le fer avec ce dernier. Et renforcer ainsi sa jambe défaillante. 

Ce matin n’y faisait pas exception et les deux hommes s’étaient, comme de coutume, retrouvés aux aurores dans la cour de l’Hôtel. En bottes, chausses et chemises, ils étaient couverts de sueurs et n’avaient pas ménagé leur peine. Ils attrapèrent les serviettes posées à proximité à leur intention par Naïs et s’essuyèrent vigoureusement le front et la nuque avant de rentrer dans le bâtiment pour une toilette rapide. Après leurs ablutions matinales, ils se retrouvèrent dans la grande salle qui servait aux Lames à la fois de salle d’armes quand le temps ne permettait pas de pratiquer en dehors, de salle de détente et de salle de repas.

Efficace et discrète, Naïs avait déjà déposé tout le nécessaire pour un en-cas à l’intention des deux hommes. Ils achevaient celui-ci lorsque Agnès, fraîche et sereine après une grasse matinée bien méritée, entrait à son tour dans la pièce. Elle salua les deux hommes d’un signe de tête enthousiasme et s’attabla à son tour alors que le maître d’armes lui versait en trois fois un verre de vin et que Leprat faisait glisser vers elle tartines et beurre.

— Des nouvelles du capitaine ou de Ballardieu ? s’enquit la jeune femme en se préparant une première tartine.

— Point encore, lui répondit le mousquetaire en achevant son verre de vin.

Leprat avait à peine reposé son verre sur la table qu’un bruit de cavalcade dans la rue attira leur attention. Quelques secondes plus tard, la cloche demandant l’ouverture de la grande porte cochère de l’Épervier sonnait et Guibot se précipita autant que sa jambe de bois le lui permettait pour ouvrir.

Dès que la grande porte cochère fut ouverte, La Fargue fit signe à Laincourt qui conduisait le chariot d’entrer le premier. Lorsque celui-ci eut passé les portes, il lui emboîta le pas, gardant un œil sur Marciac qui, blessé au flanc, peinait à rester en selle. La blessure du Gascon l’inquiétait un peu, même si le vieux capitaine n’en laissait rien paraître. Malgré toutes les précautions prises sur la route du retour, et qui leur valaient ce retard, la plaie s’était rouverte aux alentours de Fontainebleau.

La porte se referma sur le cheval du Gascon au moment où Agnès, Almadès et Leprat, attirés par le bruit sortaient à leur tour du bâtiment. La Fargue retint un soupir de soulagement en constatant qu’ils étaient indemnes et salua ses Lames d’un signe de tête.

— Content de vous voir ici, je me demandais si nous allions vous retrouver.

— Et pourtant, répondit Agnès avec amusement, nous vous attendons depuis une journée déjà, capitaine.

La Fargue esquissa un sourire et se porta à hauteur de la jeune femme.

— En ce cas, la prochaine fois nous tenterons de traîner un peu moins, ironisa le capitaine en dépassant la baronne pour entrer dans le bâtiment.

Avisant alors le flanc couvert de sang du Gascon, Agnès se précipita vers lui pour l’aider à descendre de sa monture et l’emmener à l’intérieur. Leprat et Almadès, se sachant inutiles pour le moment auprès de Marciac, allèrent aider Laincourt à décharger le contenu du chariot, fort similaire à celui qu’ils avaient eux-mêmes rapporté la veille. Leur tâche achevée, les trois hommes retournèrent à la grande salle pour y trouver le reste de leurs compagnons, minorés toujours de Saint-Lucq et de Ballardieu.

Marciac, pansé de frais, était confortablement installé dans un fauteuil, un verre de vin dans une main, une tartine dans l’autre. Il les salua d’un joyeux signe de tête à leur arrivée et reprit ses badinages en direction d’une Naïs rosissante qui s’agitait pour compléter la table de denrées et plats. Installée en bout de table à proximité de La Fargue, Agnès s’était préparée une seconde tartine dans laquelle elle mordait à pleine dents, imitée par le capitaine. Laincourt, Leprat et Almadès ne tardèrent pas à les rejoindre. Le capitaine entreprit alors de leur faire le résumé de leur mission. De temps en temps Laincourt et Marciac ajoutaient ici et là quelques commentaires. Puis, ayant achevé son récit, La Fargue sécha son verre de vin et se tourna vers Leprat à sa gauche.

— À vous voir tous en pleine forme, je gage que votre mission a également été couronnée de succès…

— En effet, capitaine. Et d’après votre récit, nous sommes tombés exactement sur le même genre de cargaison que vous, lui répondit le mousquetaire. À la différence près que nous avons également ramené un prisonnier, un mercenaire du nom de Dur-Poing lequel nous a remis une adresse de livraison.

À son tour, secondé par Agnès et Almadès, Leprat entreprit de relater leur enquête rue de la potterie et leurs découvertes dans l’arrière-boutique et le sous-sol. Lorsqu’il en arriva à la salle de rituel et à la rencontre avec le mystérieux Lame Noire, Leprat sentit Agnès se tendre, dans l’attente de l’explication promise.

— Tu connais cet homme et lui fais confiance dis-tu ? l’interrompit La Fargue.

— En effet capitaine, quoique « homme » ne sois pas le mot juste pour parler de lui puisqu’il s’agit vraisemblablement d’un dragon. 

Le capitaine tiqua à l’annonce de Leprat. Comprenant qu’il ne couperait pas aux explications plus détaillées, celui-ci inspira alors un grand coup, bloquant les souvenirs douloureux qui menaçaient de resurgir, et reprit.

— Je l’ai brièvement rencontré il y a de cela 12 ans, lors d’une mission au sein des Mousquetaires. Nous traversions le Duché de Bar lorsque nous avons été attaqués par un dragon. Nous n’étions pas prêts pour subir ce genre d’attaque, aussi celui-ci n’a mis guère de temps pour réduire nos effectifs comme peau de chagrin. Moins d’une dizaine d’entre nous était encore en vie lorsque le salut est arrivé de ce Lame Noire, même si j’ignorais alors son identité à l’époque. Par magie, il a renforcé nos rapières et s’est jeté dans la bataille à nos côtés. Nous avons finalement réussi à venir à bout de l’animal qu’il a achevé de sa lame de draconite. Sans que je ne sache pourquoi, il a ensuite soigné mes blessures avant de disparaître, comme il était venu. Sans un mot, ni une explication. Je ne l’avais point revu depuis cette nuit-là.

Leprat marqua une pause, chassant les fantômes de cette tragique nuit. Constatant que ses compagnons d’armes ne semblaient guère convaincus, il rajouta.

— Comprenez bien, il n’y a rien qui prouve qu’il est effectivement de notre côté. D’ailleurs, je ne me risquerais pas à l’affirmer outre mesure. Mais pour une raison que j’ignore, il y 12 ans il a choisi de se battre avec nous, contre l’un des siens. Et j’ai l’intime conviction qu’il recommencera si nécessaire. Rien ne l’obligeait à partager ses informations avec nous hier soir. Du peu que je sais de lui, il n’aurait eu aucun mal à se débarrasser de nous trois dans cette salle sans laisser la moindre trace. Il a donc délibérément choisi de nous informer de la présence d’un éventuel dragon dans l’entourage du roi. Dans quel but ? Je l’ignore encore, mais dans tous les cas, cette information nous est capitale et ne doit en aucun être prise à la légère.

— Depuis quand les dragons s’entretuent-ils ? s’étonna Agnès. 

— Je ne saurais expliquer le pourquoi du comment, reconnut Leprat. Mais cela m’a été salutaire il y a 12 ans et je suis persuadé qu’une fois encore nos intérêts convergent.

— Soit, admit La Fargue. Il a ta confiance, je lui accorde donc la mienne. Mais il me semble évident que s’il en a beaucoup dit hier soir, il dissimule encore plus.

— C’est indéniable, reconnut le mousquetaire. Et je n’exclus pas le fait qu’il cherche à nous utiliser également. Mais pour le moment, il reste notre meilleure piste.

Il y eut un silence avant que tous acquiescent gravement d’un signe de tête.

— Bien, la prochaine étape semble claire, confirma le capitaine. Il va nous falloir maintenant enquêter sur cet hôtel particulier, savoir qui habite là, quelles sont les habitudes de ses occupants. Je vais aller de ce pas faire mon rapport au Cardinal. À vous de partir en quête d’informations. 

Le capitaine se tourna vers le Gascon. 

— Marciac ! Tu restes ici et tu te reposes.

Le Gascon allait protester, un sourire aux lèvres, lorsque La Fargue leva une main péremptoire vers les étages. Sans insister plus que ça, le jeune homme rendit les armes, se redressa et rejoignit sa chambre d’un pas claudiquant.

Quelques instants plus tard, Almadès, Agnès, Laincourt et Leprat s’étaient mis en route pour la rue de la Verrerie, attenante à la rue de la Potterie afin de mener l’enquête sur le mystérieux occupant de l’hôtel particulier. Assez rapidement ils apprirent par les commerçants voisins que l’hôtel particulier appartenait au vicomte Lucas Loirme de Noirbois, nouvellement introduit à la cour du roi grâce à un ami. Un aubergiste voisin leur apprit néanmoins que ce dernier n’avait pas été vu ces derniers temps. Même si des bals se tenaient encore assez régulièrement chez lui.

— Il y en a eu un hier, il y en aura un ce soir, ajouta encore l’aubergiste avant de s’en retourner à sa salle et ses clients.

Les quatre compagnons, satisfaits de ces informations, rentrèrent donc à l’Épervier pour faire leur rapport.

— Il nous faut maintenant fouiller son courrier et voir ce que nous pouvons trouver de plus précis à son propos, ordonna le capitaine une fois mis au courant. L’important maintenant est de prouver qu’il n’est pas celui qu’il prétend afin de pouvoir le compromettre auprès de sa majesté. Un bal sera une parfaite couverture. Lequel d’entre vous se sent d’attaque ?

— Il va me falloir mettre à jour mes tenues de cour, mais je dois pouvoir trouver ce qu’il faut pour ce soir, répondit Agnès.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je serais votre cavalier, proposa Almadès.

— En ce cas j’arriverais un peu après-vous pour ne pas attirer les soupçons, conclut Leprat.

La décision prise chacun se sépara pour profiter du reste de la journée afin de se préparer. Agnès et Almadès se mirent en quête d’un tailleur qui pourrait transformer en quelque temps leurs tenues, Leprat s’éclipsa pour retrouver Athos auprès duquel il espérait récupérer quelques dernières informations.

Carte de Paris en 1633. Le point violet représente l’Hôtel du vicomte de Noirbois, le point bleu marine le logement d’Athos. (cliquez pour voir en grand)

Rue Ferou, Leprat retrouva donc Athos qui n’était pas de garde aux Mousquetaires cet après-midi-là. Ce dernier l’avait accueilli avec plaisir chez lui et avait fait monter par son valet quelques tartines et un pâté.

— Alors que me vaut l’honneur de votre visite, interrogea Athos en servant un verre de vin à son invité. Depuis votre retour auprès du capitaine La Fargue je n’ai plus guère eu l’occasion de vous voir.

— Je m’en excuse, mais vous savez comme moi les obligations du service, expliqua Leprat. Il n’est pas toujours aisé de s’en libérer. Et si je viens vous rendre visite aujourd’hui ce n’est point seulement par pure courtoisie, vous vous en doutez.

Athos s’adossa à son fauteuil et d’un signe de tête invita Leprat à continuer.

— Nous enquêtons sur le vicomte de Noirbois, lequel est depuis peu admis à la cour du roi, le renseigna Leprat. Durant vos gardes, n’avez-vous pas entendu parler de lui ? N’auriez-vous point quelques informations que vous pourriez me dévoiler sans vous compromettre ?

— Ma foi, il me faut bien admettre que l’on parle beaucoup de lui ces derniers temps, répondit Athos. On dit qu’au sein de la cour certains lui reprochent son ascension et notamment son rapprochement avec le Cardinal de Richelieu.

Leprat acquiesça, songeur.

— L’avez-vous déjà vu ? À quoi ressemble-t-il ?

Athos resta silencieux quelques instants, rassemblant ses souvenirs.

— Poil noir et bien taillé, cheveux mi-longs et le port noble. D’une carrure assez forte et d’un maintien relativement militaire pour qui sait distinguer ce genre de petit détail. Je l’ai même vu d’assez près un soir pour vous dire qu’il porte une fine cicatrice allant de la joue vers la gorge.

— Je vous remercie pour toutes ces informations, elles nous seront bien utiles à n’en point douter, répondit Leprat.

Le soir venu, à l’hôtel de Noirbois, Agnès et Almadès se présentèrent une petite demi-heure après l’ouverture de la soirée. La jeune baronne portait une ravissante robe vermillon au décolleté sage qui, même si elle n’était pas tout à fait de la dernière mode, la mettait en valeur et attira quelques regards appréciateurs. À son bras, et sa rapière de Tolède au côté, Almadès faisait bonne garde. Vêtu de noir et gris, il avait fait changer la dentelle usée des manches de son pourpoint et repiqué une plume neuve à son chapeau. Tout en observant la foule, il lissait distraitement sa moustache entre son pouce et son index, trois coups par trois coups. Annoncés comme la baronne de Clairebois et le vicomte Ernesto de Madrid, ils n’avaient eu aucun mal à entrer.

Faisant le tour de la salle de réception, ils constatèrent que de nombreux convives étaient déjà arrivés. Certains dansaient au son d’un petit orchestre, d’autres s’étaient isolés dans un salon de jeu où les parties de cartes s’enchainaient. Se mêlant à la foule, Agnès et Almadès se contentèrent de repérer discrètement les lieux durant la première heure. Ils notèrent les allers et venues, les différents accès aux étages empruntés par les convives et repérèrent quelques alcôves où intrigues de cour et intrigues amoureuses devaient s’entrecroiser.

Près d’une heure après leur arrivée, parut à son tour Leprat. Il était vêtu d’un pourpoint noir passé sur une chemise rouge, botté et ganté. Ses éperons tintant à chaque pas, il entra dans la grande salle, l’épée de Marciac – qu’il avait emprunté à ce dernier pour remplacer la sienne par trop reconnaissable – au côté. Il s’était présenté comme le chevalier de Serignac et n’avait eu, lui non plus, aucun mal à entrer. Apercevant Agnès, il se dirigea vers cette dernière et la salua courtoisement, comme s’il ne l’avait pas vue de longue date. Abandonnant le bras d’Almadès – lequel se dirigea vers les tables de jeu – celle-ci attira le mousquetaire vers une petite bibliothèque affectant une conversation mondaine sans importance aucune.

— Il y a un grand escalier menant aux étages que les convives empruntent, indiqua Agnès. Je compte m’éclipser dans les étages par celui-ci. Almadès s’occupe des joueurs.

— Reste donc les sous-sols, convint Leprat.

Se séparant d’Agnès, il prit la direction des cuisines et se glissa discrètement dans le couloir des domestiques jusqu’à arriver dans un couloir sans issue. Disposée sur un petit piédestal, il aperçut alors une statuette, fort semblable à celle découverte dans l’atelier de poterie. Cherchant un peu plus attentivement, il finit par trouver, au côté d’une belle tapisserie, une petite niche dissimulée. Jaugeant l’orientation des lieux, Leprat n’eut guère de mal à déterminer qu’il s’agissait ici de l’arrivée du couloir qu’ils avaient découvert la veille. Le vicomte avait donc bel et bien un accès secret vers la salle de rituelle secrète. Satisfait de sa découverte, et ne souhaitant pas être repéré dans un lieu où il ne devait nullement se trouver, Leprat remonta rapidement dans les étages.

Laissant traîner ses oreilles aux diverses tables de jeu, Almadès apprit rapidement que le vicomte était effectivement absent ce soir-là pour affaires et ne reviendrait pas avant une petite semaine. Si certains s’étonnaient donc de voir l’hôtel ouvert en son absence, l’espagnol découvrit vite qu’une certaine Clara Perdrix, qui passait pour être la maîtresse du vicomte, avait eu l’autorisation de celui-ci pour continuer d’organiser ses fêtes.

Naviguant entre les tables de jeu, répondant aux sourires qu’il recevait par des signes de tête courtois, il finit par repérer cette fameuse hôtesse. Bien décidé à laisser à ses compagnons le temps de faire leurs recherches, il aborda donc cette dernière – laquelle naviguait de convive en convive, échangeant avec chacun là un compliment sur une robe, ici une anecdote du dernier bal – et entama la conversation.

Au détour d’un couloir, l’attention de Leprat fut attirée par cinq convives qui discutaient dans une petite bibliothèque. Si quatre d’entre eux n’avaient rien d’inhabituel, le dernier membre en revanche attira aussitôt son regard. C’était une jeune femme, revêtue d’une belle robe à la mode quoique moins chargée que celles de ces deux interlocutrices au niveau des rubans et autres dentelles. De taille moyenne et d’allure athlétique, elle avait un visage fin et pâle, entouré de longs cheveux noirs dans lesquels une mèche rouge assez discrète se perdait. Ses yeux rieurs brillaient d’un éclat reptilien que Leprat reconnut de suite : une sang-mêlée ! 

Elle éclata soudainement de rire à la remarque de son voisin de droite et Leprat en resta saisi un instant tant cela lui parut irréaliste. Après tout, le seul autre sang-mêlé qu’il côtoyait régulièrement n’avait point pour habitude d’éclater ainsi de rire. Tout au plus esquissait-il de temps en temps un sourire sardonique face à une remarque ou une situation. Chassant Saint-Lucq de ses pensées, Leprat reporta de nouveau son attention sur la jeune femme. Ou, plus exactement, sur la main de cette dernière qui s’était posée sur celle de son voisin de gauche tout en bavardant. Discrètement, imperceptiblement, sa main faisait glisser la chevalière de son interlocuteur, jusqu’à la lui retirer et la dissimuler dans sa manche sans que celui-ci ne le remarque.

La discussion qu’il avait eue avec Athos un mois plus tôt alors que ce dernier avait apporté les ordres pour le sortir du Châtelet lui revient en mémoire. Le mousquetaire avait fait mention d’une série de vols réalisés à la cour du roi durant les grandes réceptions. Vols qui rendaient les nobles de plus en plus réticents à se rendre au Louvre. Était-ce là le mystérieux voleur ou le hasard l’avait-il juste fait tomber sur une des nombreuses voleuses qui officiaient dans Paris ?

Ayant achevée sa discussion, la jeune femme salua ses auditeurs d’un courtois signe de tête et quitta la bibliothèque, non sans décrocher un clin d’œil au mousquetaire à son passage. Leprat hésita une fraction de secondes avant de lui emboîter le pas.

Empruntant le grand escalier central, Agnès rejoignit les étages, louvoyant entre les invités. Si ces derniers levèrent la tête à son passage, ils n’accordèrent pas plus d’attention que ça à la jeune femme. Décidant de commencer par l’aile droite, elle ouvrit discrètement une première porte pour tomber sur quelques chambres visiblement dédiées aux invités. Ignorant ces pièces, elle continua son enquête jusqu’à arriver devant deux antichambres un peu plus sophistiquées qui laissaient à supposer que les chambres attenantes étaient occupées, si non par le maître des lieux, au moins par un invité important.

Se glissant dans celle qui semblait la plus occupée, Agnès commença à fouiller méthodiquement les tiroirs jusqu’à en trouver un muni d’un double fond. Précautionneusement elle ôta le fond de celui-ci pour dévoiler son contenu. Des fioles remplies d’un liquide doré reconnaissable entre mille brillaient doucement dans la chiche lueur de la pièce. Ignorant celles-ci pour le moment, Agnès s’empara d’une liste scriptée qu’elle parcourut rapidement du regard. Il s’agissait d’une commande de jusquiame. Néanmoins les quantités étaient loin d’atteindre celles trouvées dans les chariots interceptés deux jours plus tôt auprès de la Griffe Noire. En revanche, elles correspondaient parfaitement à la taille du coffret dissimulé à côté de la liste. S’agissait-il d’une commande pour usage personnel ? Elle n’aurait su le dire, mais la chose restait néanmoins plus que suspicieuse.

— Ce mystérieux vicomte semble proche de la Griffe Noire, songea la jeune femme devant ces découvertes. Bien plus qu’il ne veut bien le laisser entendre.

Reposant les feuillets, la signature au bas de ceux-ci attira finalement son attention. « De Guerrero« . Un nom qui ne lui disait rien, mais à consonance indéniablement espagnole. Peut-être même ce fameux agent de la Griffe Noire qu’avait évoqué Dur-Poing ? Ou un fournisseur extérieur ? À moins qu’il ne s’agisse de la véritable identité du vicomte de Noirbois ? Impossible à dire pour le moment. Agnès réfléchit quelques instants avant de se décider à empocher une des deux listes pour preuve. Avec un peu de chance le propriétaire des lieux penserait simplement avoir égaré le papier par mégarde. Replaçant le tout comme elle l’avait trouvé, et ne touchant pas plus au coffret, elle referma le tiroir. Puis elle s’éclipsa, satisfaite de ses trouvailles.

Suivant la sang-mêlée dans les couloirs des domestiques, à la limite parfois de la perdre de vue tant elle parvenait à garder ses distances avec lui malgré sa lourde robe et ses jupons, Leprat finit par arriver en haut d’un petit escalier de service. Au sommet de celui-ci il remarqua deux petits souliers vernis appartenant sans nul doute possible à la mystérieuse sang-mêlée. Avançant avec précaution, Leprat se glissa dans l’antichambre en face de lui pour y découvrir au sol la robe de cette dernière. Surpris, il marqua un temps d’hésitation avant de pénétrer dans le bureau attenant.

Elle se tenait au milieu de celui-ci, dans une tenue de cuir sombre près du corps qu’avait jusque-là dissimulée sa robe. Lâchant le papier qu’elle tenait dans sa main droite, elle plongea vers la fenêtre. Leprat lui emboîta aussitôt le pas mais un poignard lancé adroitement par cette dernière l’obligea à s’écarter légèrement. Par réflexe, il se retourna pour suivre la course du poignard des yeux et le voir se planter dans le mur à côté de lui. Le temps qu’il se retourne à nouveau vers elle, elle avait plongé par la fenêtre et arrivait au coin du toit.

— J’espère que nous nous reverrons, chevalier, lança-t-elle d’une voix claire avant de disparaître à l’angle de la toiture.

Conscient qu’il n’avait aucune chance de la rattraper par les toits, le mousquetaire ramassa le papier. Quelques mots y avaient été griffonnés à la va-vite.

Apercevant, posé en évidence sur le bureau, un livre à la page arrachée d’où provenait sans aucun doute le feuillet déchiré, Leprat y jeta rapidement un coup d’œil pour découvrir, posé négligemment en travers de celui-ci, une liste de commande. Fioles de sang, peaux séchées, organes… tout ce qu’ils avaient plus ou moins trouvé dans les chariots de la Griffe Noire deux jours plus tôt.

Reposant le tout sans laisser de traces de son passage, Leprat quitta les étages pour retourner au rez-de-chaussée et à la fête. Il y retrouva Agnès et Almadès, qui lui firent signe discrètement qu’ils avaient eux aussi achevé leurs missions. Ils quittèrent alors la réception, toujours séparément pour ne pas attirer les soupçons.

À l’Hôtel de l’Épervier, les trois compagnons firent rapidement leur rapport au capitaine et aux deux autres. Alors qu’Agnès abordait le cas « De Guerrero », Almadès se redressa, comme soudainement frappé par la foudre. La Fargue se tourna vers lui, surpris du comportement pour le moins inhabituel de la part du si discret maître d’armes. De fait, ce nom n’était pas méconnu pour ce dernier, bien au contraire. Et à sa simple évocation, de mauvais souvenirs remontaient toujours. Et si Almadès avait eu connaissance de son passage récent sur Paris, il ne s’attendait absolument pas à le trouver lié à l’affaire en cours. En outre, de ce qu’il en savait, celui-ci avait de nouveau quitté la capitale.

— J’ai entendu dire que le comte de Guerrero était à Paris dernièrement, et qu’il a fait de nombreuses apparitions à la cour du roi, se justifia l’Espagnol. Mais il semble qu’il soit reparti vers l’ouest il y a peu.

La Fargue observa intensément Almadès quelques instants mais sut qu’il n’obtiendrait rien de plus de celui-ci. De toute évidence, il était clair que – qui que soit cet homme – l’Espagnol le connaissait. Et ne le comptait pas parmi ses alliés.

— Reste que nous ne savons toujours pas s’il est un fournisseur indépendant, un agent de la Griffe Noire ou s’il s’agit là du vrai nom de Noirbois, intervint Agnès.

Le capitaine n’eut pas le temps de répondre à cette dernière puisqu’un bruit de cavalcade dans la cour attira leur attention. Quelques instants plus tard, un Ballardieu poussiéreux et crotté mais au grand sourire entra dans la salle. Il gratifia Agnès d’une œillade, les autres d’un signe de tête et s’installa à la table, attirant à lui sans cérémonie une assiette de viande en sauce que Naïs n’avaient pas encore retirée.

— Tu arrives à point nommé, déclara La Fargue. 

Il se tourna vers les autres pour leur expliquer.

— Il y a de cela quelques jours, un coffre finement ouvragé, aux engrenages délicats et complexes a été laissé sur le bureau du Cardinal. J’ai chargé Ballardieu de remonter la piste d’un des seuls hommes que l’on sait capables d’une telle création. 

De nouveau La Fargue accorda son attention à Ballardieu.

— Quel est le résultat de ton enquête ?

Le vieux soldat fit passer sa viande avec un verre de vin avant de prendre la parole.

— La création serait une œuvre d’un certain Jost Bürgi, horloger et mathématicien suisse. J’ai remonté la piste de ce dernier mais sans parvenir totalement à le retrouver. De ce qui se murmure dans les cercles avertis, il serait soit mort, soit parti pour Paris, soit pour Nantes. Autant dire que la piste est maigre, mais il semble que l’option Nantes soit à l’heure actuelle la plus solide. Je n’ai rien de mieux, désolé.

— Tant pis, nous ferons avec, conclut le capitaine. Avant d’aller tous nous coucher, je vous propose de nous répartir pour nos missions du lendemain. Leprat, bien évidemment tu iras à ce mystérieux rendez-vous. Mais pas seul.

Leprat s’apprêtait à opposer qu’il était parfaitement capable d’aller seul à un rendez-vous, fut-il donné par une sang-mêlée inconnue, mais le capitaine le coupa d’un ton sans appel.

— J’insiste. Tu n’iras pas seul !

— J’irais aussi, intervint Almadès.

Le capitaine remercia le maître d’armes, d’un signe de tête et attendit que Leprat acquiesce avant de reprendre.

— Marciac, tu resteras ici encore une journée, le temps que la blessure soit correctement cicatrisée.

Marciac n’eut pas le temps de protester non plus que le capitaine, là aussi, le coupa.

— Je sais, c’est toi le médecin ! Mais ma décision est prise !

Il se tourna ensuite vers les trois autres.

— Demain le Cardinal veut que nous accompagnons son Maître de magie afin d’étudier cette fameuse salle de rituel. Agnès, tu ouvriras le chemin. Laincourt, Ballardieu, j’aurais besoin de vous pour monter la garde aux alentours.

Les susnommés acquiescèrent en silence.

— Des remarques ? demanda encore La Fargue.

Chacun secoua la tête négativement. Le capitaine claqua alors ses mains contre la table avant de reculer sa chaise et de se relever. 

— Très bien, alors je vous souhaite à tous une bonne nuit.

Les autres l’imitèrent et chacun se retira dans ses quartiers. Bientôt le silence enveloppa l’Hôtel de l’Épervier alors que la nuit continuait son cours.

Épisode 04.

Dans la campagne, à quelques lieues de Paris, septembre 1633.

Almadès et Leprat chevauchaient de concert sur les chemins de campagne. Ils avaient quitté l’Épervier depuis une bonne heure déjà et s’éloignaient doucement de la capitale. Des quelques informations qu’ils avaient pu glaner au petit matin dans les faubourgs de Paris, la seule ferme abandonnée et au toit de tuiles rouges existant dans la région se situait à quelques lieues de la capitale. Ils s’étaient donc mis en route dans la direction indiquée, s’arrêtant de loin en loin dans les champs pour demander leur chemin.

— Là-bas, indiqua finalement Almadès en pointant du doigt un petit bois.

Leprat plissa les yeux jusqu’à apercevoir, dépassant légèrement du bosquet un morceau de toit rouge. Scrutant attentivement les champs alentour, il ne remarqua aucun mouvement suspect ni signe de présence. Néanmoins, d’un commun accord, les deux hommes continuèrent leur avancée à pas prudents et l’œil aux aguets. Lorsqu’ils arrivèrent finalement aux abords de la vieille ferme, ils remarquèrent les planches pourries et branlantes des murs, la porte dont l’un des battants était au sol et le second pendait sur ses gonds, le lierre qui avait envahi une bonne partie de la façade nord et remontait jusqu’au toit, ainsi que quelque tuiles manquantes au faîte de celui-ci. De toute évidence, les lieux étaient bel et bien abandonnés.

Un très léger bruit attira leur attention sur l’arrière du bâtiment, invisible depuis la sente qu’ils avaient empruntée pour arriver jusque-là. Laissant leurs chevaux attachés à un arbre, ils contournèrent l’édifice pour tomber nez-à-nez avec une silhouette familière aux yeux de Leprat. La sang-mêlée de la veille les y attendait. Vêtue d’une tenue de cavalière semblable à celle que portait Agnès au quotidien, elle avait un baudrier de cuir passé autour du torse duquel pendait le fourreau d’une rapière. Rapière qu’elle maniait à l’instant même, s’entraînant visiblement à combattre contre un adversaire invisible. 

Voyant les deux hommes approcher, elle cessa son entraînement et, la rapière toujours en main, sourit au chevalier d’Orgueil en esquissant une petite révérence.

— Je suis bien aise de vous trouver ici.

Leprat salua à son tour d’un rapide mouvement de chapeau.

— Nous direz-vous les raisons de notre venue ? interrogea ce dernier allant droit au but.

— Ma foi, je pensais que vous seriez venu m’arrêter, minauda la jeune femme en montrant sa main au doigt de laquelle Leprat reconnue la chevalière volée la veille.

— Venons en aux faits, la coupa Almadès. Nous ne sommes pas là pour cette bague et n’avons que peu de temps à perdre.

Le regard de la sang-mêlée quitta Leprat pour se poser sur Almadès qu’elle dévisagea un instant.

— Vous êtes ?

— Almadès, un ami du chevalier d’Orgueil, lui répondit l’Espagnol.

— C’est lui que j’ai demandé à voir. C’est donc avec lui que je m’entretiendrais, annonça la jeune femme en se détournant du maître d’armes pour poser son regard sur Leprat.

Le mousquetaire se tourna vers Almadès qui lui renvoya un regard sidéré devant tant d’impertinence.

— Ça va aller Anibal, laisse-nous, demanda Leprat à l’Espagnol qui, il le sentait, commençait à perdre de sa légendaire patience devant l’outrecuidance de la demoiselle.

Sans se faire prier, le maître d’armes recula de quelques pas pour laisser à son compagnon le soin de gérer la suite de la discussion.

— Allez-vous maintenant me dire ce que vous avez à me dire ? demanda Leprat.

— Je suis déçue, reprit-elle. Je pensais que nous aurions l’occasion de croiser le fer. L’on vous dit excellent bretteur et j’aimerais en juger de moi-même.

Leprat lança un nouveau regard surpris à Almadès, un peu en retrait qui le lui rendit. Puis il se tourna de nouveau vers son interlocutrice.

— Et bien soit, si cela peut vous faire plaisir, concéda Leprat  dans un soupir. Mais vite, nous attendons vos réponses.

 — Tout dépend de votre endurance, lui répondit-elle dans un petit salut de sa lame et avec un sourire mutin. 

Leprat leva les yeux au ciel et dégaina sa rapière pour saluer à son tour. Le duel s’engagea aussitôt. La sang-mêlée se défendait adroitement, parant les attaques d’estoc, esquivant celles de taille que tentait le mousquetaire. Prudent, Leprat restait sur ses gardes et ne forçait pas trop de peur de la blesser. Néanmoins, il savait, pour avoir régulièrement vu Saint-Lucq combattre, quel était le potentiel réel d’un sang-mêlé. Il était évident que son adversaire était loin de le déployer entièrement. Jouait-elle avec lui ? Ou avait-elle, elle aussi, des craintes de le blesser ? 

Pour en avoir le cœur net, il commença à durcir l’affrontement, attaquant plus vite, feintant et pivotant sur ses appuis pour tenter de percer la garde de la jeune femme. Un fin sourire apparut sur le visage de cette dernière alors qu’elle répliquait à son tour, déployant ruses et adresses pour rendre coups pour coups. Les deux adversaires ne s’épargnèrent rien, chacun cherchant à faire rompre l’autre et l’assaut s’éternisa. Finalement, d’une botte adroite de sa rapière d’ivoire, Leprat chassa la lame d’acier qui glissa des mains de sa propriétaire et chuta sur le sol dans un bruit mat. Dans le même mouvement, d’un pivot, le mousquetaire plongea alors vers la gorge à sa merci. La lame blanche s’arrêta brusquement à quelques millimètres de la peau d’albâtre…

Sans se départir de son sourire, la sang-mêlée écarta négligemment la lame qui menaçait sa gorge de deux doigts.

— Très bien. Allons-nous installer à l’intérieur, ordonna la jeune femme.

Elle se pencha pour ramasser sa rapière qu’elle planta dans le sol avant de se diriger vers l’entrée de la vieille ferme. Leprat rengaina, l’imita avec un léger temps de retard et ils récupèrent Almadès en chemin. À l’intérieur, au milieu des herbes folles qui avaient envahi les lieux, se trouvait un empilement de planches transformées en petite table. Sur celles-ci attendaient un pichet de vin et quelques verres. Toujours sans dire mot elle en servit trois et en tendit un au mousquetaire qui l’avait suivi jusqu’au centre du bâtiment alors qu’Almadès était resté à la porte, adossé au chambranle. Haussant les épaules à l’attention de l’Espagnol qui continuait de la surveiller d’un regard noir – et n’avait pas accepté le verre qu’elle lui avait tendu – elle attrapa le dernier et en bu lentement une gorgée.

— En viendrez-vous aux raisons de cette invitation, interrogea Leprat qui sentait lui aussi sa patience commencer à s’émousser. Qu’avez-vous donc à me dire ?

— Moi ? Mais je n’ai rien à vous dire, lui répondit celle-ci avec un charmant sourire ingénu. En revanche, il voulait vous parler.

À l’hôtel de l’Épervier, peu après le départ des deux hommes, La Fargue, Laincourt, Agnès et Ballardieu s’étaient rendus jusqu’au cabinet du maître de magie du Cardinal, rue des Enfants-Rouges. Un jeune homme les y avait accueilli et il y avait eu un moment de flottement avant que le petit groupe ne comprenne qu’ils étaient bien en face de Pierre Teyssier, le fameux et réputé maître de magie. La vingtaine à peine, peut-être moins, il portait des vêtements d’étudiant en Sorbonne froissés. Son gilet mal boutonné, ses cheveux blonds, courts et emmêlés, son air joyeux et presque effronté avait suffit à les dérouter quelques instants.

S’étant repris, le capitaine lui avait exposé rapidement la situation et après avoir récupéré quelques documents et papiers, le jeune homme les avait suivis jusqu’à la rue de la Potterie. L’échoppe qu’Almadès, Agnès et Leprat avaient visitée la veille était barrée par deux miliciens lesquels surveillaient les entrées. Très vite, ils apprirent que quelques traces de sang avaient été trouvées dans la boutique, déclenchant l’arrivée de la milice. Laissant Laincourt et Ballardieu en guetteurs à l’extérieur, La Fargue présenta le laissez-passer fourni par le Cardinal aux miliciens lesquels s’écartèrent sans aucunes questions pour le laisser entrer en compagnie d’Agnès et de Pierre Teyssier.

Malgré l’agitation dans la boutique, ils constatèrent rapidement que le passage secret n’avait pas été découvert. Agnès ouvrant la marche, elle guida les deux hommes jusqu’à la salle de rituel, ignorant les deux cadavres toujours présents. Aussitôt, le jeune homme se mit au travail, déambulant dans la salle, notant ici et là quelques informations, dessinant d’obscurs schémas, consultant ses abaques et ses carnets. Agnès et La Fargue le regardèrent faire, intrigués, durant de longues minutes. Finalement, il leva le nez de ses papiers et se tourna vers les deux autres.

— De ce que je peux en déterminer, il semble que le rituel prévu ici se place sous le signe de l’Enlumineur Aveugle, indiqua-t-il. L’une des arcanes draconiques, ajouta le jeune homme devant l’incompréhension des deux autres. Cette arcane régit la magie des liens bestiaux et frénétiques. Malheureusement, le cercle n’est que peu avancé et sans grands détails, je ne saurais donc vous donner plus d’informations.

— Savez-vous au moins si ce rituel pourrait avoir un objectif bénéfique ou maléfique ? interrogea Agnès.

— Malheureusement non, répondit le maître de magie. D’autant que le terme « bénéfique » dépend fortement de la personne à qui il est associé.

— Que voulez-vous dire ? demanda encore Agnès.

— Un rituel, bénéfique pour un dragon, ne le sera pas forcément de notre point de vue, répliqua La Fargue.

— Certes, admit Agnès. Mais j’entendais plus par « maléfique » un rituel nécessitant des sacrifices.

Le capitaine se tourna vers Teyssier, le laissant répondre.

— Ma foi, tous les rituels nécessitent un sacrifice au sens général du terme, expliqua le jeune homme. Mais sacrifier quelque chose n’implique pas forcément de tuer un être vivant. Il peut s’agir simplement de brûler des herbes ou de réduire en poudres certaines plantes. 

Il marqua une pause, réfléchit quelques seconde et ajouta finalement.

— Néanmoins, de ce que j’en sais, les rituels associés à l’Enlumineur Aveugle ne se font pas forcément dans la dentelle.

Agnès et La Fargue échangèrent un regard, songeant aux pots de sang et autres peaux tannées trouvées dans les chariots censés être livrés à cet endroit. 

Dans la vieille ferme, Leprat, comme Almadès, avaient été surpris par l’annonce sybilline de la sang-mêlée. Mais avant qu’ils ne puissent l’interroger sur ce mystérieux « il », elle leur désigna d’un mouvement de tête un coin sombre. Suivant la direction indiquée, Leprat constat qu’il y avait un grenier aménagé à l’étage. Grenier duquel descendait un escalier miteux. Au sommet de celui-ci apparut soudain une paire de bottes noires qui commencèrent à descendre les marches branlantes répandant un nuage de poussière dans son sillage. Il fallut donc encore quelques secondes pour que le propriétaire desdites bottes soit enfin entièrement visible par le mousquetaire et le maître d’armes.

— Vous, encore ? s’étonna Leprat en masquant du mieux qu’il pouvait sa surprise.

— Moi, encore, confirma Lame Noire avec un petit sourire amusé.

Le dragon rejoignit la petite table improvisée et s’empara du verre de vin que l’Espagnol avait refusé un peu plus tôt.

— M’expliquerez-vous cette mise en scène ? exigea le mousquetaire.

— C’est ma foi fort simple, commença le dragon. J’ai chargé Noémie, ici présente, d’une mission d’infiltration où mon… physique particulier ne me permettait pas de passer inaperçu. Sachant pertinemment que les informations que je vous avais données dans les sous-sols vous conduiraient, vous aussi, chez le vicomte de Noirbois, je lui ai également demandé de faire en sorte que les indices qu’elle trouverait vous soient remis. Et j’en ai profité pour lui demander d’organiser ce petit rendez-vous car j’avais besoin de vous revoir.

Lame Noire marqua une pause dévisageant ses interlocuteurs. Leprat attendait visiblement la suite avec suspicion. Noémie ne s’occupait que peu de la discussion en cours et se contentait de savourer son verre de vin tout en cherchant à provoquer du regard l’Espagnol. Ce dernier, toujours à l’entrée, avait l’air impassible et détaché mais on le devinait attentif à tout ce qui se disait. 

En réalité, Almadès observait discrètement la sang-mêlée se demandant comment avec ses yeux reptiliens, sa peau pâle à l’extrême et sa chevelure d’ébène traversée d’une mèche rouge, celle-ci pouvait être suffisamment discrète pour être engagée pour une mission d’infiltration. Puis son regard tomba sur Lame Noire. Lame Noire et sa joue balafrée. Lame Noire et son cache-œil. Lame Noire et sa carrure de mercenaire, son regard dur et son aura mystérieuse… 

Forcément, à côté d’un tel personnage, même une sang-mêlée aussi remarquable que Noémie devenait anodine…

— Il me semble évident que nos deux enquêtes, si elles n’ont point la même finalité, se rejoignent, reprit Lame Noire. J’avais donc pensé que peut-être nous pourrions mettre en commun nos découvertes et nous… aider mutuellement. 

Le mousquetaire tiqua à l’annonce du dragon, dévisageant celui-ci. Ce n’était donc pas par hasard qu’il était tombé sur la sang-mêlée la veille au soir. Elle avait délibérément provoqué sa curiosité pour l’entraîner jusque dans une pièce isolée. Ce n’était pas non plus un hasard s’il avait découvert le livre de compte commodément ouvert sur le bureau et la liste de commande négligemment posée dessus. 

Tout avait été laissé là à dessein. 

À son attention.

— Qu’attendez-vous de moi ? s’enquit Leprat.

Il était conscient d’avoir une dette envers le dragon pour les informations obtenues.  Et bien conscient également, que l’objectif de Lame Noire avait toujours été d’en arriver là. Afin de faire ensuite appel à son honneur.

— Je sais, de source sûre, que vous avez récemment intercepté un chargement… un peu particulier, en provenance d’Espagne.

Le mousquetaire échangea un regard rapide avec Almadès avant de reporter son attention sur le dragon.

— Et ?

— Je dois avouer qu’il me serait agréable de récupérer quelques petites choses de cette cargaison, reconnut Lame Noire.

De nouveau le regard du mousquetaire vola vers celui du maître d’armes qui secoua discrètement la tête à son attention.

— Cela ne dépend point de moi, annonça Leprat. Il me faudra en référer au capitaine.

— Lequel en référera au Cardinal qui bien entendu refusera, compléta Lame Noire.

Leprat planta son regard dans celui du dragon, le soutenant.

— Quand bien même, cela ne dépend pas de moi, insista-t-il.

— Tant pis, convint Lame Noire. Je trouverais bien un moyen.

Ce faisant, il se tourna vers Noémie qui lui adressa un clin d’œil amusé. Leprat les observa un instant, songeant aux capacités du dragon et à celle de la sang-mêlée qu’il avait vu en action. À la vérité, s’en était presque surprenant que le dragon ait eu la courtoisie de formuler une demande officielle…

— D’ailleurs, intervint Noémie, en parlant de moyen…

Elle retira de son doigt la chevalière dérobée la veille.

— Ce vol n’avait d’autre but que d’attirer votre attention. Cela étant fait, vous pouvez la faire remettre à son propriétaire dès à présent.

Leprat récupéra la chevalière avant de sortir de son pourpoint le poignard que la sang-mêlée lui avait lancé la veille. Et qu’il avait récupéré avant de quitter la pièce. À son tour il le tendit à la jeune femme.

— En ce cas, je vous rends ceci. 

La sang-mêlée allait s’emparer de l’arme lorsque Leprat la ramena vers lui.

— Peut-être que Madame pourrait également cesser de voler les nobles de la cour. Il serait d’ailleurs de bon ton qu’elle rende ce qu’elle a dérobé ces derniers mois.

Lame Noire adressa un regard amusé à Noémie qui souriait largement, pas vraiment repentante.

— Je n’ai engagé Noémie que pour cette mission, clarifia le dragon. Ce qu’elle fait du reste de son temps ne me concerne en rien.

—De toutes façons, je n’ai plus ni les effets, ni l’argent qu’ils m’ont permis d’acquérir, se justifia la jeune femme.

Leprat haussa de nouveaux les yeux au ciel, pas dupe.

— Alors que cela ne se reproduise plus. Où il nous sera difficile de fermer les yeux sur vos petites affaires.

Noémie haussa négligemment les épaules.

— Et bien ce jour-là nous recroiserons le fer, que voulez-vous !

— J’insiste Madame, reprit le mousquetaire en lui rendant cette fois son arme. Où il se pourrait qu’au prochain vol les Mousquetaires de la Garde ne reçoivent une description précise de vous.

Noémie haussa une fois encore les épaules et s’empara de l’arme qu’elle rangea rapidement. Leprat l’observa encore un instant, bien conscient que la menace n’avait eu aucun effet sur elle.

— Pour en finir avec les raisons de votre venue, reprit Lame Noire attirant de nouveau l’attention du mousquetaire, je tenais également à vous informer que j’ai appris que le vicomte de Noirbois serait bien le dragon que je recherche, même s’il ne semble pas être seul dans cette histoire. Je soupçonne d’ailleurs d’autres dragons d’être mêlés à cette affaire. Puisque je sais que Noirbois se serait rendu à Nantes, je compte bien me lancer à sa poursuite. Je ne vous propose pas de m’accompagner là-bas mais quelques chose me dit que nos chemins se croiseront de nouveau d’ici peu.

Leprat acquiesça en silence, songeur. Voyant que la discussion était achevée, Lame Noire termina son verre de vin et le reposa sur la table avant de se diriger vers la porte. 

Pierre Teyssier ayant achevé ses recherches et ses notes sur le cercle de rituel et La Fargue n’ayant pas d’autres questions à lui poser, ils convinrent de quitter les lieux. Cependant, avant de ressortir, Agnès entreprit de nettoyer le plus possible les lieux afin de dissimuler les meurtres. Malheureusement, elle ne put effacer complètement les traces de sang. Néanmoins elle avait suffisamment arrangé les choses pour que quelqu’un venant de l’hôtel particulier ne se doute de rien. Ils espéraient par ailleurs que ce « quelqu’un » revienne compléter le cercle et ne se fasse prendre dans la souricière qu’ils comptaient bien laisser.

— Et pour les cadavres ? interrogea le maître de magie alors qu’ils remontaient les escaliers.

— Nous allons nous arranger avec les miliciens, expliqua le capitaine.

Il se tourna vers l’un des deux hommes qui les attendaient en haut.

— Nous sommes ici pour le service du Cardinal. Il y a deux cadavres en bas. Emportez-les le plus vite possible et faites-les disparaître. Sans questions et sans laisser de traces. Une fois cela fait, refermez tout ici et quittez les lieux. Mes hommes et moi nous occupons de la suite.

Impressionné le milicien salua et les regarda quitter la boutique avant d’entraîner son collègue dans le souterrain. À la sortie de la boutique, Agnès et les deux autres retrouvèrent Ballardieu et Laincourt. Ils leurs expliquèrent rapidement la suite des opérations et, laissant Laincourt prendre la première garde dans les escaliers, se séparèrent. Le maître de magie rentra chez lui, les trois autres à l’Épervier.

Constatant qu’Almadès était toujours occupé à surveiller Noémie du regard, Leprat rattrapa rapidement le dragon qui se dirigeait vers la porte.

— Pourquoi ? demanda-t-il à mi-voix.

Poser la question lui coûtait mais il avait besoin de savoir. Et puisque Lame Noire avait de nouveau forcé leur rencontre, c’était le moment où jamais.

— Pourquoi m’avoir sauvé il y a 12 ans, reprit Leprat. Et pourquoi cette lame ?

Lame Noire se rapprocha du mousquetaire.

— Je ne vous ai pas vraiment “sauvé” cette nuit-là, répondit-il à mi-voix lui aussi. Vous étiez condamné et je n’ai fait que reculer l’inévitable. Mais à partir d’aujourd’hui je ne sais pas encore combien de temps je pourrai vous maintenir en vie. 

— Quant à ceci, reprit-il en désignant la lame d’un petit signe de tête, c’était en quelque sorte un cadeau. Un hommage pour votre bravoure. Et un… dédommagement.

Voyant l’incompréhension sur le visage du mousquetaire, il reprit.

— J’ai remarqué le sang de l’Ancien sur vous à la fin du combat. Il semble que durant l’affrontement, il y a 12 ans, votre sang et le sien soient entrés en contact. Malheureusement ce genre d’échange ne pardonne pas.

Une terrible réalisation commença à germer dans l’esprit du mousquetaire. Il pâlit légèrement et porta instinctivement la main à son épaule. Cette épaule où il savait qu’une large tache violâtre de ranse s’étendait, débordant sur une grande partie de son dos et empoisonnant petit à petit son sang. 

— Vous voulez dire que…

Leprat n’acheva pas, ses pensées se bousculant dans son esprit. 

À cette époque l’on savait peu de choses sur la ranse qui se répandait comme une peste au sein des pays d’Europe. Il se disait qu’elle était due aux dragons et à la présence de ceux-ci au milieu des humains. L’on savait qu’elle se dévoilait d’abord par une petite tache d’un brun-violet qui apparaissait sur la peau, puis grandissait jusqu’à parfois couvrir complètement le corps du malheureux atteint. L’on savait également qu’elle existait sous deux formes. 

La petite ranse en était le premier stade. Le malade perdait alors petit à petit de sa vigueur et de ses capacités, peinait à se rétablir de blessures et autres maladies et s’affaiblissait lentement. Puis venait la grande ranse. Un stade craint par tous car les malades devenaient contagieux par simple contact. Dès lors, les malheureux atteints de la grande ranse étaient cloîtrés dans des hospices, haïs et évités de tous. Une lente dégénérescence s’emparait alors d’eux jusqu’à ce que la maladie ne les emporte. 

Car, et c’était là la dernière chose que l’on savait sur ce fléau, celui-ci était incurable et mortel. Quelques rares malades vivaient bien avec la petite ranse toute leur vie sans jamais développer la grande ranse mais jamais personne n’y avait encore survécu sur le long terme. 

Depuis deux ans maintenant, Leprat s’en savait atteint. Mais si Lame Noire disait vrai, la maladie était restée tapie en lui pendant près de dix ans avant de se déclarer. Actuellement, il savait n’en être encore qu’au stade de la petite ranse, et selon Marciac – le seul à savoir la vérité sur son état – il avait encore de belles années devant lui. Mais il ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la suite des événements. Pourrait-il encore longtemps donner l’illusion ? Serait-il encore capable de mener une vie de guerrier ? Sans même parler d’une vie de Lame… 

La seule certitude qu’il avait eu jusqu’alors était qu’il se suiciderait avant que la grande ranse ne vienne à se déclarer pour ne pas mettre en danger ses proches, ni se voir lentement régresser à l’état de créature difforme et avilie. Il avait maintenant une nouvelle certitude : cette nuit-là, dans la forêt des Trois Fontaines, il avait lui aussi trouvé la mort. Celle-ci mettait simplement beaucoup plus de temps à l’emporter…

Voyant Leprat perdu dans ses réflexions, Lame Noire hésita à l’en sortir. Puis doucement, presque avec compassion il posa finalement sa main sur celle du mousquetaire qu’il serra légèrement.

— Je suis navré. Cela dit, je ne me voyais pas vous laisser mourir après ce que vous aviez fait.

— Vous n’y êtes pour rien, reconnut Leprat en revenant au présent. Et vous m’avez finalement offert un important sursis.

Lame  Noire retira sa main et garda le silence quelques secondes avant de reprendre.

— J’ai appris que vous aviez rendu les hommages à votre compagnie et qu’ils ont été fêtés en héros.

Leprat acquiesça, silencieusement.

— C’est bien, reprit Lame Noire presque pour lui-même. J’aimerais que quelqu’un fasse de même pour moi le jour où je mourrais.

Les deux gentilshommes échangèrent un long regard silencieux.

— Ma foi, admit Leprat, je vous dois bien ça. Si je suis toujours en vie bien sûr.

Un petit sourire, que le mousquetaire aurait presque pu qualifier de soulagé naquit sur le visage du dragon alors qu’il quittait finalement la grange suivi de Noémie. Avant de quitter la pièce, celle-ci se fendit d’un clin d’œil pour Almadès et d’une révérence pour Leprat.

— À bientôt, chevalier, ajouta-t-elle avant de passer la porte et de disparaître.

Almadès rejoignit alors Leprat. Discret, comme de coutume, il s’était éloigné pour laisser les deux hommes à leur discussion.

— Y allons-nous ? demanda l’Espagnol.

Le mousquetaire se tourna vers lui.

— Oui, nous pouvons y aller. Merci d’avoir attendu.

Almadès ne répondit rien mais fit signe à Leprat de passer devant. Ensemble, les deux hommes quittèrent à leur tour la ferme abandonnée pour reprendre la direction de Paris.

De retour à l’Épervier, tout le monde, minoré de Laincourt toujours en attente dans la sourcière, échangea ses informations.

— De toute évidence, Nantes est notre prochaine destination, statua le capitaine après avoir reçu le rapport d’Almadès et Leprat.

Alors que tout le monde se retirait, Leprat resta dans la pièce jusqu’à être seul avec le capitaine.

— Et pour la cargaison ?

— Je ne suis pas à l’aise à l’idée de laisser cette cargaison à un quelconque dragon, ami comme ennemi. D’autant que le Cardinal n’y consentira jamais, affirma le capitaine.

— Il suffirait de ne pas lui en parler, proposa Leprat.

La Fargue observa son lieutenant un long moment, pesant le pour et contre.

— Puis-je te parler franchement ? demanda Leprat qui tutoyait son capitaine seulement lorsqu’ils étaient seuls.

— Bien sûr, assura La Fargue.

— Je pense que c’est par pure courtoisie et afin de conserver de bonnes relations avec nous que Lame Noire a formulé sa demande. Il pourrait, sans difficulté aucune, venir récupérer de lui-même ce qui l’intéresse.

— Nous pourrions déménager la cargaison et faire en sorte qu’il n’apprenne pas sa nouvelle destination, avança le capitaine songeur.

— Il la retrouverait également. Cela lui prendrait juste un peu plus de temps.

— Si je comprends bien, il n’y a rien que nous puissions faire pour l’empêcher de parvenir à ses fins, c’est ça ?

— Nous pouvons juste lui faire gagner du temps et éviter qu’il n’y ait d’éventuels blessés, assura Leprat. Et cela le mettrait dans de bonnes dispositions envers nous. Il peut encore nous être utile, j’en suis sûr.

Le capitaine réfléchit encore quelques instants à la proposition avant de finalement rendre les armes.

— Je pense savoir quelle partie de cette cargaison l’intéresse. Et puisque nous n’avons guère d’autres solutions, je préviendrais Guilbot de ne rien faire.

Leprat remercia le capitaine d’un signe de tête et s’en fut lui aussi préparer ses affaires pour le départ imminent en direction de Nantes.

A suivre dans l’acte 3

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